Avec l’École Marseillaise de l’Alimentation et de l’Hôtellerie par l’Inclusion, une centaine de chefs s’engagent dans une nouvelle méthode pour transformer leur métier en mettant l’insertion à la carte.

Il y a beaucoup d’émotion ce jour-là. De la prétention aussi. Pas dans le sens de l’arrogance, car c’est tout l’inverse qui caractérise le chef marseillais Sébastien Richard. « C’est plus qu’un grand cuisinier, c’est un grand homme », livre la cheffe étoilée Nadia Sammut, devant une foule d’invités rassemblée au restaurant solidaire Le République. « Toute action menée vers les autres est une bonne action », renchérit Glenn Viel, chef 3 étoiles du restaurant gastronomique l’Oustau de Baumanière.

Les applaudissements sont nourris. Les yeux brillants malgré son large sourire, Sébastien Richard n’est pas vraiment à son aise en public, ni même avec les compliments d’ailleurs. Et pourtant. Le chef philanthropique est au centre de toutes les attentions en cette date anniversaire qui marque également le point de départ d’une nouvelle aventure solidaire collective.

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Sébastien Richard au République entouré de Guillaume Gomez, ambassadeur de la gastronomie française et parrain de l’EMAHI, la cheffe étoilée Nadia Sammut et le chef étoilé Gérald Passedat © Narjasse Kerboua

Plus de 10 000 repas pour les plus précaires en deux ans

C’est, en effet, en février 2022 que le Rep’ – comme certains le surnomment aujourd’hui – ouvrait ses portes, dans les murs de l’ancien Café-Parisien, place Sadi-Carnot, porté par l’association La Petite Lili, « du prénom de ma maman », confie le chef, ému.

Ici, les personnes en situation de fragilité peuvent déjeuner ou dîner pour 1 euro aux côtés d’une clientèle traditionnelle payant ses repas au tarif classique (23 euros pour une formule).

En deux ans, 7 000 repas solidaires ont été servis, auxquels s’ajoutent les 3500 menus de prestations extérieures, comme lors de la venue du Pape. Une trentaine de personnes ont été formées en parcours d’insertion au sein de ce lieu qui abrite aujourd’hui 5 espaces différents pour trouver son équilibre financier (Table privée, dîners « Dans le noir ? ».…)

Un établissement unique en son genre dont le modèle inclusif va être prochainement dupliqué à Paris. La preuve par l’exemple que l’économie sociale et solidaire, ce n’est pas du flan !

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Le République © Olivia Chaber

Inspirer. Innover. C’est la recette du succès du chef Sébastien Richard. Son École Marseillaise de l’Alimentation et de l’Hôtellerie par l’Inclusion (EMAHI) n’échappe pas à la règle. Ce campus XXL dédié à la formation d’un nouveau genre a officiellement été lancé, mercredi 7 février 2024.

Si nous en faisions la présentation en avant-première au printemps dernier, le projet s’est affiné et renforcé avec le temps. Au fil des mois, une solide brigade s’est constituée, composée d’acteurs de l’ESS et d’une centaine de chefs emblématiques propulsant ce projet inédit jusqu’au plus haut sommet de l’État, puisqu’il figure désormais dans le plan Marseille en grand.

« Vous avez là, l’embryon d’une équipe de France de l’alimentation et de l’inclusion par la gastronomie », se plaît à dire Mathieu Maucort, délégué interministériel à la Jeunesse auprès du Premier ministre, présent ce soir-là « par amitié ». L‘un des ingrédients essentiels de ce projet coopératif à grande échelle.

Former autrement 1500 apprenants en 2025

Gratuite, l’EMAHI sera ouverte aux 18 à 62 ans sans condition de diplôme et proposera des formations aux métiers de la restauration et des artisanats de bouche. Elle s’adresse principalement à des personnes éloignées de l’emploi, en situation de handicap, des jeunes issus des quartiers prioritaires… « On ne vient pas se substituer aux organismes de formation déjà existants. On entre en résonance avec eux, en proposant une méthode un peu différente », nous explique le président d’EMAHI, Sébastien Richard.

Le chef parle même de « désapprendre pour faire apprendre différemment ». Il ne s’agit pas d’effacer le passé, mais de mieux appréhender ces métiers en cohérence avec les enjeux d’alimentation durable, sans mettre de côté le lien social. Bien au contraire.

Plus qu’une ambition, « nous avons la prétention sociétale de changer le secteur d’activité de la restauration, de l’alimentation en général et de l’hôtellerie, de faire de l’alimentation du quotidien un vecteur de croissance, mais aussi de transformation de la transition durable, abonde Nadège Lamotte, directrice générale d’EMAHI, ex-présidente de la fondation de l’entreprise Boulanger. Quand on parle de prétention, oui on voit grand ! Car l’objectif est de former 1500 apprenants en 2025 ».

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Nadège Lamotte, directrice générale d’EMAHI © Olivia Chaber

Pour (re)mettre des étoiles dans les yeux

« Pour éclairer » sur les pratiques de demain et les axes de progrès qui nourriront les formations, un Comité stratégique de l’alimentation a spécialement été créé, présidé par le chef triplement étoilé, Gérald Passedat, la cheffe Nadia Sammut assurant la vice-présidence. « Je crois que certaines personnes, et je suis passé par là,  n’aiment pas le radiateur du dernier rang, les tableaux noirs, les écrans (…) À notre époque, il faut s’ouvrir et déstabiliser ce système, apprendre en allant directement voir les professionnels, les producteurs…», exprime le chef marseillais.

Lui qui aurait aimé bénéficier d’un tel modèle plus jeune, envisage de coupler ces formations à des ateliers artistiques. « Si on peut susciter des vocations même en dehors de nos métiers, ce n’est pas très grave ». 

Favoriser le (savoir) « faire » tout en révélant des talents culinaires et les personnalités, c’est le pari de ce collectif de chefs, cette « communauté de destins » comme aime à dire Nadia Sammut, qui se met au service du « bien commun ». Sa problématique de santé personnelle l’a amenée à transcender sa cuisine pour assouvir son désir de partage et redonner à son tour ce que sa mère et sa grand-mère lui ont transmis.

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Nadia Sammut et Gérald Passedat

Le pouvoir transformateur de l’économie sociale et solidaire

Initiatrice de la cuisine libre, pour la première cheffe étoilée d’un restaurant sans gluten, « les entreprises sociales sont des outils extraordinaires pour aller à la rencontre et transformer les modèles qui n’existent pas dans un système classique. Arriver à le faire, c’est beaucoup d’abnégation, de la volonté et parfois aller contre les moulins à vent. Pour réaliser des choses, il faut du temps, et là, on veut s’inscrire dans le temps et créer une grande coopération ». 

Et l’iconoclaste et œcuménique Thierry Marx d’insister : « L’économie sociale et solidaire n’est pas une économie de la miséricorde, c’est un outil qui peut nous aider à casser la fracture sociale ». Le chef parisien travaille depuis plusieurs années sur les questions liées à la réinsertion sociale avec sa méthode Cuisine mode d’emploi(s) puis Boulangerie mode d’emploi(s).

Sans doute ce qui a inspiré le chef Sébastien Richard, les deux hommes ayant travaillé côte à côte durant un temps. Gardant un œil « très attentif sur le projet du République », pour le pionnier de la cuisine moléculaire, il est « essentiel dans une société de plus en plus fracturée de pouvoir dire à des personnes qui se sentent assignées à une destinée sociale : ‘vous aussi vous pouvez avoir un projet d’épanouissement, une place dans le monde du travail’ ».

Il ne pouvait pas refuser de devenir le parrain de l’EMAHI avec Guillaume Gomez, représentant personnel d’Emmanuel Macron pour la gastronomie française et pour lequel, d’ailleurs, « Marseille est en passe de devenir, si ce n’est déjà, la capitale de la gastronomie solidaire ».

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Thierry Marx © Olivia Chaber

Une vingtaine de pôles d’application

Pour casser les codes de l’apprentissage traditionnel, décloisonner, faire exploser les pensées limitantes, pas de grand bâtiment totem pour accueillir les futurs apprenants. L’apprentissage se fait au contact direct des métiers et des chefs au sein de différents établissements (d’insertion), déjà existants ou en création entre Marseille et Aubagne. Une vingtaine de pôles d’application au total. Pour l’instant.

Parmi les premières structures d’accueil, Le République et la pizzeria Mia Bella, qui fonctionnent sur le même principe ; Casa Méditerranée, dont l’ouverture est prévue au printemps sur la Canebière sous le sceau 100% féminin ; Les Jardins d’Aubagne, nouvel espace gastronomique et solidaire dans la zone des Paluds prévu pour 2025 ; une future halle des métiers de bouche… Mais aussi, pour démarrer, le Môle Passedat, sur le roof-top du Mucem et l’Auberge de la Fenière (Lourmarin) de Nadia Sammut.

Sébastien Richard, Nadia Sammut et Gérald Passedat forment le premier trio d’instructeurs. Dans cette démarche de « faire autrement », ils proposeront au préalable une formation inclusive (entre avril et juin) aux professionnels qui accueilleront ensuite les futurs stagiaires dans leurs établissements respectifs.

L’idée étant de créer une formation labellisée EMAHI. Les premières sessions certifiantes démarreront à partir de septembre 2024 et concerneront les métiers de cuisinier, serveur en salle et pizzaiolo, les plus demandés.

Une histoire de famille

Les formations vont s’étoffer avec la création notamment de la halle des métiers de bouche et d’autres établissements partenaires. L’EMAHI s’articule aussi avec l’AM Académie, d’Alexandre Mazzia, pour faire le pont entre la nutrition et le sport. Également, les Marmites Solidaires, au MIN des Arnanaux, avec la vocation d’utiliser la cuisine centrale comme pôle d’application.

Dans un autre temps, le projet pourrait voir l’intégration du traiteur engagé la Table de Cana et des Beaux Mets, le premier restaurant d’application de France en détention, au sein de la structure d’accompagnement vers la sortie des Baumettes. Deux programmes pilotés par l’association Festin.

Sébastien Richard a réussi le tour de force de réunir au République, pour la soirée de lancement, près d’une soixantaine de chefs de renom sur la centaine impliqués dans le projet, sans trophée ni étoile à la clé. L’EMAHI résonne déjà comme une histoire de famille.

Avec leur « regard d’enfant sur le monde », comme le disent Alexandre Mazzia ou encore Gérald Passedat, les chefs ont l’art et la manière « de sublimer des plats ». Aujourd’hui, ils n’ont pas peur de dire qu’ils « veulent sublimer le monde ». Prétentieux ? Utopique ? Marseille a mainte fois prouvé que les projets les plus fous peuvent devenir réalité.

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