La maire des 1-7, Sophie Camard, nous livre sa vision du centre-ville de Marseille, en proie à des maux profonds. L’élue évoque sa stratégie à la fois judiciaire et socio-économique pour transformer une zone tampon en pôle attractif, pour apaiser Marseille tout entière.
Lucide. Sophie Camard (GRS) est aux premières loges pour observer la souffrance qui s’exprime quotidiennement dans le centre-ville de Marseille, particulièrement dans son hypercentre. Dans la mairie des 1-7, située en bas de la Canebière, l’élue du Printemps marseillais « ne nie pas les problèmes, au contraire, on travaille dessus », se défend-elle, lasse de « cette fausse image bobo qui ne s’occupe que du vélo », qui colle aux élus de la majorité municipale. « Ce n’est pas du tout le message », recadre-t-elle.
Il y a dix jours, à l’occasion d’une conférence de presse organisée par la Chambre de commerce et d’industrie Aix-Marseille-Provence (CCIAMP), les acteurs du monde économique ont adressé un SOS aux pouvoirs publics et à l’État pour agir face à la confusion qui règne actuellement au cœur de la ville. Vente à la sauvette et ambulante, insécurité, immobilisme institutionnel et des forces de l’ordre, insalubrité, incivilités et agressions, vandalisme… Porte-voix de différentes professions, des présidents d’associations de commerçants ont exprimé leurs difficultés à travailler sereinement.
Transformer en opportunités les points durs du centre-ville
Sur les réseaux sociaux, les photos des rues de Noailles jonchées de détritus et parsemées de stands illégaux à même le sol appellent à des commentaires sur la détérioration de l’hypercentre, et s’accompagnent très souvent d’un déversement de haine à l’encontre des populations exilées. Dans ce quartier de Marseille, comme ailleurs dans la cité phocéenne, la vente à la sauvette n’est pas un phénomène nouveau.
Il y a 20 ans, lorsque le journaliste à Libération Michel Henry décrit la situation à Noailles, dans un article intitulé « Marseille, asile de petits revendeurs, esclave de gros tonnages », il aborde les mêmes maux alors qu’en 2003, les premières caméras de vidéo-protection apparaissent dans l’espace urbain comme un remède.
Il évoque le manque de moyens humains et juridiques pour éradiquer le problème et la même impuissance qu’aujourd’hui. « Je ne peux pas juste dire que tout a toujours été comme ça, ce n’est pas mon discours », lâche Sophie Camard, cet article bien en tête. « Il existe plusieurs niveaux d’interventions », introduit la maire de secteur, qui veut transformer en opportunités les points durs du centre-ville à travers une stratégie à la fois judiciaire et socio-économique.
Remonter à la « racine des choses »
En premier lieu, elle évoque un problème d’action en justice. « Ce n’est pas avec des amendes que l’on remonte un réseau, que l’on fait des enquêtes judiciaires. Or, effectivement, il y a plus grave que la vente à la sauvette. Ce que les gens vivent mal, c’est qu’ils ne peuvent pas sortir de chez eux, ils sont insultés, il y a des agressions… La police de la voie publique, comme les brigades spécialisées, n’est là que pour endiguer le phénomène, saisir la marchandise, dresser des amendes, mais ça recommence tout le temps. Ça peut soulager les gens dans l’immédiat, mais ce n’est pas une démarche sur le long terme », commente-t-elle.
Pour elle, « vente à la sauvette » n’est pas le terme approprié. « Ça désigne ce qu’il se passe, mais pas la nuisance que ressentent les gens. On ne travaille pas sur la bonne qualification juridique ».
Raison pour laquelle, accompagnée d’un avocat, la maire de secteur planche pour que ce sujet soit pris sous un autre angle juridique. Forte des témoignages collectés, elle documente actuellement un courrier qui sera prochainement adressé à la justice. Avec cette action collective citoyenne, elle entend obtenir plus de moyens d’enquête pour remonter à « la racine des choses, ce que l’on n’arrive jamais à faire », regrette-t-elle.
Avec cette initiative, la maire veut encourager les habitants comme les commerçants directement impactés à déposer plainte. « Tout le monde vient nous susurrer à l’oreille que ça ne va pas, que c’est la faute des élus, mais concrètement il faut des dépôts de plainte. Or, sortis des coups de gueule sur les réseaux sociaux, on manque de plaintes, de dossiers étayés, de signalements écrits », affirme-t-elle avec calme.
Pas simple pourtant pour un commerçant d’aller passer des heures au commissariat quand la survie de son établissement est en jeu, fragilisé par les crises successives, les violences urbaines et le contexte d’inflation. C’est d’ailleurs pourquoi la CCIAMP souhaite la mise en place d’un dépôt de plainte simplifié.
Affiner le diagnostic
Sophie Camard opte pour un travail dans la finesse, quartier par quartier. Règle d’or pour éviter « de faire n’importe quoi. Les sujets de Noailles ne vont pas être les mêmes que ceux du quartier Opéra, du Centre-Bourse, il faut faire très attention. La concurrence des ventes ambulantes, le phénomène des tresseuses, la vacance commerciale ou la gêne dans l’espace public… Ce grand espace se décompose en plusieurs problématiques ».
À Noailles, la vente illégale est accentuée, selon elle, par des pieds d’immeubles fermés. Un sujet de fond qui renvoie à la question de l’occupation de l’espace public. « Pourquoi aujourd’hui ça dégénère rue Pollak ? interroge-t-elle. Parce que des commerces ont ouvert rue Vacon et les vendeurs à la sauvette sont remontés d’une rue. Ils s’installent devant des rideaux fermés ».
Il faut occuper l’espace, les immeubles vides qui servent de cache et aux marchands de sommeil, les locaux vacants… C’est le cœur du problème pour éviter de le déporter d’une rue à l’autre ou d’un quartier à l’autre.
Pour tenter de résorber ce marché de la misère, l’expérimentation avec les biffins de Gèze – qui intégreront prochainement un marché encadré et couvert – peut servir de projet-pilote pour la mise en place d’une ressourcerie à plus petite échelle dans l’hypercentre : « Évidemment, on devine et on sait qu’il y a des gens qui sont pris dans des réseaux, comme des personnes qui vendent pour survivre, qui ont la pression, menacés ou non, il y a des gens précaires dans la rue. C’est donc intéressant de travailler à des solutions de ce type. Ça ne va pas tout régler, mais ça peut contribuer à faire baisser la pression », poursuit l’économiste de formation.
Reconquérir les espaces vides et muscler l’économie du centre-ville
Elle compte aussi sur deux structures majeures pour reconquérir les espaces. La première : la nouvelle foncière commerce et tertiaire économique de la Ville de Marseille. « C’est un outil foncier qui peut nous permettre d’intervenir sur les pieds d’immeuble. Ça n’existait pas, on l’a créée. Il faut occuper l’espace, les immeubles vides qui servent de cache et aux marchands de sommeil, les locaux vacants… C’est le cœur du problème pour éviter de le déporter d’une rue à l’autre ou d’un quartier à l’autre. Elle va nous permettre d’installer des petites entreprises, des ateliers… ramener du tertiaire qui manque cruellement dans le centre-ville et l’hypercentre ».
Depuis 2018, le centre-ville a perdu plusieurs milliers de mètres carrés de foncier d’entreprise. La Métropole a voté en 2019 une ligne budgétaire de 10 millions d’euros pour développer le foncier d’entreprise et commerciale du centre-ville, puis créé en 2021 une foncière pour relancer l’économie des cœurs de ville des 91 communes du territoire métropolitain. « Les actions des deux foncières sont complémentaires, assure Didier Khelfa, vice-président de la Métropole, délégué au Budget. L’autorisation de programmes a été votée et les crédits n’ont pas encore été mobilisés, nous étudions les opportunités ».
Un levier que prévoit d’activer Sophie Camard pour muscler l’économie du centre-ville. « On gagnerait beaucoup à avoir des commerces et des entreprises. On a tous les moyens de transport, plein de jeunes peuvent venir y travailler… Les entreprises sont les bienvenues, martèle-t-elle par trois fois. Ce sont des salariés qui peuvent consommer et faire vivre une restauration du midi par exemple ».
Créer un « circuit court » emplois – logements
Parallèlement, la société publique locale d’aménagement d’intérêt national (SPLA-IN), créée après les effondrements tragiques de la rue d’Aubagne en 2018, apparaît comme un instrument d’action supplémentaire. Un démonstrateur d’une méthodologie de rénovation. Dans le cadre de cette opération d’ampleur, des dizaines d’immeubles vides appartenant à la puissance publique ont été recensés pour être transformés en logements sociaux.
Les premières réhabilitations d’immeubles dégradés devraient démarrer en 2024, du 36 au 40 rue Jean-Roque. « Il a fallu une société d’intérêt national, d’énormes moyens financiers et surtout des compétences RH très fortes pour être confiants », dit Sophie Camard, qui représente la Ville au conseil d’administration de la Spla-in.
Cette rue d’Aubagne, c’est une résilience de tous les jours. Elle est là pour dire qu’au quotidien, le centre-ville existe. C’est un rappel terrible quand même !
L’élue reprend volontiers à son compte les propos de Philippe San Marco, ancien directeur de Marseille Aménagement, parti en claquant la porte : « Il disait toujours : ‘On n’arrivera jamais à réhabiliter le centre-ville sans l’État’. Il avait parfaitement raison. C’est bien beau de dire qu’il faut aller plus vite, mais il y a des réglementations. La SPLA-IN a vocation à prototyper l’intervention et on manquait dans le centre-ville d’un modèle qui rassure tout le monde », dit-elle plus optimiste pour la suite.
En agissant sur différents niveaux, Sophie Camard mise sur un centre-ville pourvoyeur d’emplois de tous types « à haute valeur ajoutée et avec les logements qu’on veut recréer, on peut imaginer une boucle, un circuit court : c’est-à-dire qu’au lieu d’avoir un centre-ville de grande métropole qui ne soit qu’une façade touristique, dans lequel les gens viennent travailler d’ailleurs, avec que des Airbnb et des hôtels, on a l’opportunité de mettre au même endroit de l’emploi et du logement. Ces immeubles vides et vacants deviennent finalement une opportunité ».
« Tant que le centre-ville ne va pas bien, le reste de la ville n’ira pas bien »
Pour autant, la maire des 1-7 s’interroge sur la compréhension de la géopolitique marseillaise qu’ont les élus de tous bords, y compris ses collègues politiques. « On est tellement focalisé sur les clivages Nord-Sud, qu’on oublie qu’au milieu il y a un centre-ville qui sert de tampon à beaucoup de choses au lieu d’être un pôle attractif qui rayonne où l’on a envie de venir, où l’on trouve du boulot, où l’on vient bosser, où l’on rentre chez soi… », dit-elle, avec ce souvenir indélébile dans la mémoire de tous les Marseillais de l’effondrement des immeubles à Noailles. « Malheureusement, il a fallu le drame de la rue d’Aubagne. Sans ça, et c’est tragique, l’habitat insalubre, ça continue, la vacance commerciale, ça continue. Cette rue d’Aubagne, c’est une résilience de tous les jours. Elle est là pour dire qu’au quotidien le centre-ville existe. C’est un rappel terrible quand même ! »
Sans nier les difficultés et les malheurs qui touchent les quartiers Nord, elle estime qu’il y a un impensé du centre-ville. « Comme il y a toujours l’idée qu’il y a pire au nord, et c’est une réalité, et comme il y a toujours plus grave que le centre-ville, on n’arrive pas à penser que le centre-ville est une solution pour toute la ville, même pour répondre aux quartiers Nord ou à certains enclavements des quartiers Sud ou des quartiers Est. Tant que le centre-ville ne va pas bien, le reste de la ville n’ira pas bien. C’est ma conviction aujourd’hui ».