Après plusieurs nuits de violences urbaines dans le centre-ville de Marseille, certains commerçants ont tout perdu. Désemparés, ils livrent leurs angoisses de l’avenir. Reportage.
Voilà trois générations que la famille d’Agnès Aznar tient la boutique de chaussures Richelieu, une référence de la chaussure de luxe. « Ça fait 65 ans qu’on est sur la rue Saint-Ferréol. Mais je suis épuisée, je ne sais pas ce que je dois faire. Le dépôt de bilan, ce sera peut-être à la fin de l’année », lance-t-elle, les larmes aux yeux, au président de la Chambre de commerce et d’industrie Aix-Marseille-Provence (CCIAMP), Jean-Luc Chauvin.
Accompagné de son homologue au niveau national, Alain Di Crescenzo, il est allé à la rencontre des commerçants du centre-ville lundi 3 juillet, après plusieurs nuits de violences qui ont suivi la mort du jeune Nahel, à Nanterre. En partant du Palais de la Bourse, tour à tour, les deux hommes ont parcouru les artères les plus touchées. De la place du Général-de-Gaulle à Saint-Ferréol, en passant par la rue Paradis et le quartier de l’Opéra, tous types de commerces ont été affectés, leurs vitrines brisées, leurs stocks pillés et les locaux parfois brûlés.
Si la boutique d’Agnès a été épargnée par les pilleurs, elle estime, comme les autres commerçants, être une « victime collatérale de ce qui se passe aujourd’hui en France. Il n’y a plus d’activité, on a déjà perdu 40% de notre activité depuis le début de l’année ».
Elle évoque la fatigue, mais surtout l’impression de devoir se battre constamment face à une succession de crises. « Ça fait quatre ans qu’on nous met à l’épreuve, que nous les commerçants, on nous met tout dans la figure ». Crise Covid, manifestations, inflation… « Les commerçants sont à l’agonie, ils sont épuisés. On est à bout de force, c’est insupportable. Qui viendra m’aider ? ». Alain Di Crescenzo lui propose alors un entretien en visioconférence avec Olivia Grégoire, ministre des PME et du Commerce.
« On a tué Marseille »
« C’est une catastrophe économique, on a tué Marseille là, c’est une honte ». Thierry Campo se tient au milieu de sa petite boutique de la rue Molière, dépité. Le rideau ne ferme plus, forcé par les émeutiers. Dans la nuit de vendredi à samedi, vers 1h30 du matin, le gérant de l’horlogerie Time After Time reçoit une alerte de télésurveillance lui signalant que le rideau commençait à bouger.
Peu après, des pilleurs sont parvenus à s’introduire dans la boutique. La police et les CRS sont intervenus, mais cela n’a pas suffi à empêcher les dégâts. « Ils ont cassé les vitrines et pris tout ce qui traînait, des montres de clients, des montres anciennes de collection… ma boutique, c’était un petit musée ».
S’il a eu le temps d’emporter avec lui les pièces les plus précieuses, Thierry estime les pertes entre 100 000 et 200 000 euros. « Mais ce n’est pas qu’une question d’argent, c’est une question de valeur sentimentale. On va essayer de reconstruire tant bien que mal. Si on a les aides qu’il faut, on arrivera à redémarrer ».
« Ce qui fait mal, c’est de se dire, pourquoi on en est arrivés là ? Jeudi ça commençait, il y a eu beaucoup de dégâts. Puis vendredi, c’était carnage. Pourquoi on n’a pas réagi avant ? », se demande-t-il. Débordé, il n’a pas encore eu le temps d’aller déposer plainte.
Un soutien psychologique nécessaire
La boutique de Thierry fait partie des quelque 400 commerces à avoir été vandalisés à Marseille ces derniers jours selon un rapport d’expertise de la CCIAMP. Selon son président Jean-Luc Chauvin, le bilan des pertes à Marseille s’élèverait à environ 100 millions d’euros.
À l’issue d’une réunion hier matin, la Région Provence-Alpes-Côte-d’Azur a annoncé la création d’un fonds de soutien de 10 millions d’euros, alimenté à parts égales avec la Métropole Aix-Marseille-Provence. Chaque commerce pillé pourra bénéficier de 10 000 euros, sans conditions, versés sous 15 jours. La mairie de Marseille a également débloqué une enveloppe de deux millions d’euros pour aider les commerçants sinistrés.
Face à la situation, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire a annoncé ce jour le report, voire l’annulation des charges sociales et fiscales pour les plus touchés d’entre eux. Pour Alain Di Crescenzo, président de la CCI France, c’est « important, mais aujourd’hui, on nous parle de difficultés chroniques à payer son loyer et à financer son stock. Il faut trouver des solutions d’urgence mais durables pour nos commerçants ».
« Ce qui se passe est catastrophique, mais ça arrive au bout d’une chaîne terrible, rappelle-t-il, faisant écho aux plaintes des boutiquiers. Voilà aujourd’hui ce que ressentent nos commerçants. J’ai demandé à ce qu’on mette du soutien psychologique à la CCI, via des associations telles que l’Apesa ».
Il appelle l’État à porter « une attention particulière économique pour le commerce », qui représente « 1300 milliards d’euros de chiffre d’affaires, soit un tiers de toute l’activité économique en France, et 3,4 millions d’emplois, énumère-t-il. Il faut absolument se pencher sur ce commerce de centre-ville, cette hôtellerie-restauration qui souffre et qui arrive à bout de souffle ».