Marseille fourmille d’énergies positives, d’une jeunesse talentueuse et créative. Nés ou non sous la même étoile, dans cette ville aux deux visages, les jeunes Marseillais sont animés d’une soif inébranlable de réussite. Seule ou parfois grâce à des passeurs de rêves, une nouvelle génération de leaders émerge. Lumière sur certains d’entre eux.
Faut-il se quitter pour mieux se retrouver ?” “Les plus honnêtes sont-ils les plus heureux ?” Ce matin-là, depuis le Cercle des nageurs de Marseille, devenu leur QG, quelques jeunes Marseillais planchent sur le concours d’éloquence organisé par l’École des hautes études commerciales (HEC) de Paris et le Protis Club, une association unique en son genre.
Unique, car elle a été fondée par Jules Sitruk, un Marseillais de 24 ans, en partenariat avec le plus important club de supporters de l’Olympique de Marseille, les South Winners – fort de ses 7 200 membres – un organisateur de concerts et le général gouverneur militaire de la ville. “À l’occasion des 35 ans des South Winners, on voulait un projet qui rassemble tout Marseille, prendre et mélanger les forces vives qui représentent tout le territoire. La jeunesse marseillaise est très complémentaire et notre ambition, c’était de la hisser vers l’excellence”, explique le fondateur. L’étudiant d’HEC ambitionne d’ouvrir une classe prépa’ à Marseille. Elle devrait voir le jour dans un bâtiment mitoyen au lycée Provence, que le Protis souhaite acquérir. “Les classes prépa’ sont en déclin, nous, on a le vivier”, appuie le jeune homme qui mise sur une ouverture à la rentrée 2024.
Depuis un an, Jules Sitruk détecte les talents dans le virage Sud du Vélodrome pour les propulser vers les grandes écoles. Ils sont une vingtaine de lycéens des quatre coins de la cité phocéenne à avoir rejoint ce club original. Une team devenue une “bande de potes”, assure Augustin Haumonté, 17 ans, du lycée Provence (8e). Lui a “direct accroché” parce que le Protis “vise à combattre la fracture Nord-Sud à Marseille. Ça permet de s’ouvrir aux autres et de combattre certains préjugés qui peuvent subsister.”
Ghena Daher en sait quelque chose. “La jeunesse marseillaise dans les quartiers est souvent stigmatisée, assimilée au trafic de drogue, règlements de compte, alors que ce n’est pas que ça, j’en suis la preuve ». La lycéenne de 16 ans a toujours vécu à La Castellane. Ce quartier reste avant tout synonyme “d’entraide et de solidarité. Et les jeunes qui y vivent ont envie de réussir. On ne met pas assez ce côté en valeur.”
Abdelkarim Benguedih partage cette analyse. “Il y a une jeunesse qui, tant bien que mal, réussit à ne pas être entraînée dans ce cercle vicieux, même si c’est juste en bas de chez soi. Elle se bat.” Le lycéen de Marcel-Pagnol (10e), repéré dans le virage Sud du Vélodrome par Jules, s’est ouvert de nouveaux horizons grâce au Protis. “On se prépare à des choses auxquelles on n’aurait peut-être pas eu accès. Avec toutes les rencontres inspirantes qu’on a faites, aujourd’hui, j’ai un coup d’avance”, assure le jeune homme de 16 ans, qui a brillé sous les ors de la République, en mars dernier, lors d’un échange avec la Première ministre, Élisabeth Borne, dans le cadre des “Rencontres jeunesse”.
Construire, écrire, décider
Cette petite fabrique made in Marseille des leaders de demain, “il pourrait y en avoir plein d’autres”, observe Tarik Ghezali, co-fondateur de la Fabrique du Nous, qui fait émerger des projets et des idées pour une société plus fraternelle. “Beaucoup de programmes ont émergé ces dernières années sur la manière de créer des opportunités pour les jeunes. C’est positif, mais pas suffisant : les jeunes ne sont pas des pions à placer sur le marché du travail, dans une sorte de ‘Tetris’ professionnel. Il y a aussi chez eux un leadership ‘dormant’ qu’il faut révéler et affirmer davantage pour l’avenir de la ville. Un territoire qui ne fabrique pas une nouvelle génération de leaders est voué à dépérir.”
Dans cette ville de 2 600 ans, qui a du mal à renouveler ses élites, les jeunes générations ont un rôle clé à jouer. C’est ce que ne cesse de répéter Amine Kessaci, fondateur de Conscience. Son association vise à améliorer les conditions de vie des habitants des quartiers défavorisés en France. “La jeunesse a toute sa place dans les prises de décisions. J’en ai marre qu’on appelle les jeunes uniquement pour être bénévoles. On sait réfléchir, on a aussi envie de construire, d’écrire, de décider. C’est là où Conscience prend tout son sens”, témoigne le Marseillais de 19 ans, classé premier de l’édition 2023 du Top 35 des “jeunes leaders positifs” organisée par Les Échos Start avec Positive Planet. En deux ans et demi, sa structure rayonne partout en France avec 22 antennes.
Un territoire qui ne fabrique pas une nouvelle génération de leaders est voué à dépérir.Tarik Ghezali, co-fondateur de la Fabrique du Nous
De la même manière, Alexandre Pastor a pris conscience qu’il pouvait agir à l’échelle de sa ville. En créant l’association apartisane Melting Pot, l’ancien éducateur sportif et son équipe de bénévoles interviennent auprès des 11-25 ans, sur le champ de l’éducation citoyenne, politique et démocratique, au sein d’établissements scolaires et d’associations d’éducation populaire du territoire.
En sept mois d’existence, Melting Pot a accompagné 500 jeunes Marseillais, dont 80% de jeunes en QPV (Quartier prioritaire de la Politique de la Ville), où l’abstention est criante. “100% des jeunes auprès de qui nous sommes intervenus disent avoir envie d’aller voter, se réjouit Alexandre Pastor. Certains sont devenus bénévoles au sein de l’association. On essaie de les débrider et de leur donner le pouvoir d’agir, de favoriser leur engagement, pas seulement politique, mais dans différents domaines.”
Lui s’est officiellement lancé après son passage au Collège citoyen de France, surnommé “L’ENA du peuple”. Créé par des personnalités de la société civile, cet institut de formation gratuit a vu le jour pendant le premier confinement et propose un cursus de 200 heures pour développer un projet d’engagement citoyen. Ses initiateurs se définissent comme des “game-changers”. À 28 ans, Alexandre s’inscrit dans cette veine, entraînant de jeunes Marseillais dans son sillage.
Critères de sélection
La deuxième ville de France est souvent considérée comme un laboratoire expérimental. Un terreau fertile duquel naissent de nouveaux modèles répliqués à l’échelle nationale. Emmanuel Macron, en meeting à Marseille dans l’entre-deux-tours de la présidentielle, en avril 2022, a lui-même qualifié la cité phocéenne de “laboratoire de la République”.
Dans les faits, l’innovation sociale est dans les gènes de cette ville, qui ne correspond à aucun standard, pour réparer et pallier le désengagement de la puissance publique. Parfois pour compenser une identité liée à un complexe d’infériorité et une illégitimité permanente. “Il y a énormément de créativité, pour le pire comme pour le meilleur” analyse le journaliste marseillais Philippe Pujol, prix Albert Londres en 2014. Il a toujours considéré cette ville, chère à son cœur, comme “foutraque”. “Elle a l’air bordélique, mais ne l’est pas et de là, de temps en temps, naît quelque chose.” Une sorte de “sélection naturelle”, dit-il. “Ce qui ne veut pas dire la loi du plus fort, mais du plus adapté. Ce qui ne plaît à personne va rester dans le vide et à un moment, un truc va prendre, parce qu’il est dans l’air du temps. Jul est, par exemple, au format de notre époque.”
Ils ont compris que s’ils voulaient que les choses bougent, ils devaient être acteurs du changementLisa Martens, présidente de la Jeune Chambre Économique
En écartant la logique d’une main invisible qui désignerait celle ou celui qui est destiné à réussir, l’autre à échouer, comment passer d’une ville d’outsiders à une ville d’élites reflétant la diversité, créatrice de valeurs, de richesses et d’innovations ? Et ce, sans que l’argent constitue un critère de sélection ! C’est le pari du Sel de la Vie, dont le slogan résume toute l’action : “Venir de, ne doit pas empêcher de devenir.”
L’association née en pleine crise sanitaire a créé une prépa’ médecine entièrement gratuite tournée vers les quartiers prioritaires de la ville. Baptisée Medenpharmakiné (médecine, dentaire, pharmacie, maïeutique, kinésithérapie), cette écurie organise un tutorat quotidien par des étudiants de deuxième et troisième années. Zenab, 21 ans, vient désormais encadrer d’autres futurs praticiens. “Le prix des prépa’ médecine privées est parfois exorbitant, sans garantie de réussite et contribue à une forme de discrimination. J’ai trouvé ici un véritable encadrement et je veux en faire profiter d’autres.”
Dans la cité phocéenne, le secteur de la santé, à la pointe, pionnier dans de nombreux domaines, est paradoxalement celui qui reproduit le plus d’inégalités sociales. “Les enfants dont les parents sont ouvriers, femmes de ménage… ont moins de chances de faire médecine, déplore le fondateur du Sel de la Vie, Salim Grabsi. Alors comme on évolue sur des terrains accidentés, quand l’ascenseur social est en panne, et l’échelle aussi, eh bien on a compris qu’il fallait créer des téléphériques pour passer d’une montagne à une autre.”
Avec un taux de réussite de 75%, l’association ambitionne de pousser 500 jeunes vers la réussite à l’horizon 2030. “On a absolument besoin de montrer que dans les quartiers, nous ne sommes pas que dans le palliatif, qu’il y a de l’excellence. Et nous ne sommes pas dans un entre-soi, car nous préparons aussi des enfants de médecins. Le but pour nous, c’est de montrer que lorsqu’on fait tomber les barrières et les préjugés, on peut réparer la société.”
Fournisseur de talents
“C’est en élargissant le spectre des publics possibles et en brassant plus large qu’on va trouver plus d’excellence”, estime également Cyril Zimmermann, serial entrepreneur de l’économie numérique. En quelques années, Marseille s’est hissée au septième rang mondial des hubs numériques et devrait entrer dans le Top 5 d’ici à 2024, alors que les métiers du digital manquent toujours de salariés. De plus, la ville compte un nombre incalculable de jeunes qui ont quitté le système éducatif, le plus souvent sans diplôme, sous les radars du chômage, voire du RSA. Ce sont ces “invisibles” que Cyril Zimmermann a décidé d’aller chercher depuis 2019,en créant La Plateforme.
Dans cette école inclusive de la tech, co-fondée avec le Top 20, une association réunissant les grandes entreprises de la métropole Aix-Marseille-Provence, la sélection se fait par d’autres critères que celui du diplôme, précisément. La formation est basée sur l’alternance en entreprise “avec une vocation de professionnalisation très forte”.
Cyril Zimmermann vise la formation de 3 000 étudiants en 2025, avec la création d’un campus géant du numérique sur Euroméditerranée 2, ouvert sur la ville avec restaurant, épicerie et cinéma. “On crée de l’innovation et de l’excellence en mixant les publics, les approches, les cultures, les disciplines. C’est ça qui va produire, je l’espère, des gens très ouverts, couteaux suisses, entreprenants et innovants. Les profils qu’on voit aujourd’hui sortir de La Plateforme répondent à ces critères-là. Les entreprises qui les recrutent sont contentes et certains ont trouvé leur voie dans l’entrepreneuriat.”
Acteurs du changement
La Jeune Chambre Économique (JCE) observe d’ailleurs, ces deux dernières années, un rajeunissement des nouveaux membres. “À 22 ans, ils sont en quête d’alternance pour être très vite impliqués dans le monde de l’entreprise, en recherche de pratique plus que de théorie”, note Lisa Martens, sa présidente. La jeune femme de 28 ans, très engagée sur son territoire, évoque une forme “d’obstination positive” pour concrétiser les idées. “Ils ne lâchent rien, parce qu’ils ont aussi compris que s’ils voulaient que les choses bougent, ils devaient être acteurs du changement”, ajoute cette amoureuse de Marseille, convaincue “que cette ville a un potentiel de dingue, pas encore suffisamment exploité”.
“Digital natives”, la nouvelle génération est de nature plus inventive, ouverte sur le monde. “Décomplexée, elle tente. Elle n’a plus peur de l’échec”, abonde Jean-Luc Chauvin, président de la Chambre de commerce et d’industrie Aix-Marseille-Provence, dont l’un des leitmotivs depuis 2010 reste : “La jeunesse est une chance pour cette métropole.”
Pour cet infatigable supporter du territoire, Marseille a tous les atouts pour devenir “le New York de la Méditerranée”. “Marseille est devenue une destination touristique mondiale. La politique touristique est l’un des phares de l’internationalisation de notre position de ville leader. À New York, le tourisme est une composante importante, le street art, l’économie, l’innovation, l’université… C’est ce développement qui a permis de diminuer les différences de niveaux de vie, de faire reculer la misère dans les quartiers, en menant un combat sans merci contre la délinquance”, pose-t-il, même si cette vision peut paraître brutale.
“On peut critiquer, c’était violent, mais le modèle, on l’a sous les yeux et on est très comparable. On n’a pas le droit d’être médiocre quand on a la chance d’avoir ce qu’on a autour de nous. Il faut une volonté, et poser une ambition à long terme sur ce qu’on veut être et qu’elle soit rassembleuse.”
Moteur, action !
“La difficulté qu’on a à Marseille, c’est d’aligner les forces sur une vision et surtout dans la durée”, avance aussi Tarik Ghezali. Et c’est dans le domaine des industries culturelles et créatives (ICC) que beaucoup s’accordent à dire que la ville pourrait être un leader incontesté, renouant d’une certaine manière avec le récit de Marseille, Capitale européenne de la Culture en 2013. Un succès !
L’État a débloqué 22,5 millions d’euros pour quatre projets culturels emblématiques du plan Marseille en grand. Auxquels s’ajoutent la labellisation de cinq structures marseillaises “La Grande fabrique de l’image” du plan de financement France 2030, dont le but est de moderniser les infrastructures de tournages et les formations à l’audiovisuel.
Ce soutien permet à Marseille de se projeter comme un acteur majeur de l’industrie du cinéma, mais sous conditions. “Marseille a quelque chose qui est très cinématographique, c’est sa mauvaise réputation. Ce qui est mauvais à Marseille est très bon pour le cinéma. New York a parfaitement su faire ça”, constate Philippe Pujol, avec sa casquette de réalisateur, tout en mettant en garde contre le côté pernicieux. “Il y a ici beaucoup de gens actifs qui ont créé un terreau favorable qu’il ne faut pas écarter. On met des millions, c’est bien, mais si c’est pour nourrir d’autres personnes une fois qu’ils auront mangé sur la bête, les Marseillais seront encore les dindons de la farce.”
Cyril Zimmermann, dont La Plateforme va aussi s’ouvrir aux ICC, estime également que le rôle de Marseille dans le paysage audiovisuel français dépendra de sa capacité à structurer la filière : “Il faut des infrastructures, des gens formés et arriver à aider les acteurs déjà en place à passer à la bonne échelle. Si vous avez énormément de gens qui viennent s’implanter mais que ça ne profite pas aux acteurs qui sont là, c’est qu’on aura loupé quelque chose.”
Avec l’école TUMO (Center for Creative Technologies), qui s’implante prochainement à Marseille, parrainée par le réalisateur, producteur et scénariste Robert Guédiguian, La Plateforme va former gratuitement des jeunes (12-18 ans) à l’usage d’outils informatiques pour créer leur musique, leur site web, leur jeu vidéo ou leur film d’animation.
“L’idée est de conserver les talents”, ajoute Marie Joubert, directrice de l’école Kourtrajmé. Créée par le collectif de réalisateurs français du même nom, elle est implantée à Marseille depuis trois ans. Elle permet à des passionnés, sans limite d’âge et sans condition de diplôme, “sans réseau ni trésorerie”, d’accéder à tous les métiers de l’audiovisuel via l’insertion professionnelle.
Pour la directrice, ce coup de projecteur de l’État sur Marseille “réhabilite” d’une certaine manière son image : “Ce n’est pas qu’une ville où tu viens faire des films de drogue ou du médiéval provençal.” Cela valide “la possibilité que des jeunes, grâce à des parcours de formation, puissent rester ici sans brider leurs ambitions, ni leur créativité”, ajoute Marie Joubert, qui se prend à rêver que dans dix ans, pour être acteur ou actrice à Marseille, il sera inutile de jouer avec un autre accent.
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