En 2021, Kristell Filotico a été primée pour la réalisation du Champ de Mai, le nouveau parking-jardin de la Friche la Belle de Mai. Cette architecte engagée revient avec nous sur l’originalité de ce projet et trace aussi quelques perspectives pour l’avenir de la Friche et de Marseille. Entretien.
Kristell Filotico est d’origine bretonne. Après ses études d’architecture à Lyon et en Italie, c’est à Marseille qu’elle a décidé de réaliser son sujet de fin d’études intitulé « Réflexions sur les différences ». Elle voulait travailler sur une architecture qui inclut la diversité culturelle, une richesse qu’elle a trouvée dans le quartier du Panier où elle s’est installée à son arrivée.
Et son envie de travailler dans « dans une ville vivante où il y a beaucoup de chose à faire » l’a finalement poussée à rester. Être à Marseille dans les années 2000 était un défi qu’elle a voulu relever pour se donner la possibilité de résoudre les problèmes qu’elle avait identifiés, tant sur l’espace public que sur le logement et les équipements. La cité phocéenne, elle ne l’a pas choisie par facilité mais par engagement.
Made in Marseille. Votre projet du Champ de Mai à la Friche a été récompensé. Qu’est-ce qui le distingue des autres aménagements ?
Kristell Filotico. Ce projet a été un projet collégial. C’est ce qui fait sa pertinence et son intelligence. Je pense que c’est un projet « manifeste » d’une architecture contemporaine, qui se doit d’être à la fois écologique et d’utiliser le moins de matière possible. Et, en même temps, il ouvre des « possibles » en proposant à la fois un espace public qui peut accueillir des spectacles, tout en répondant à un cahier des charges qui demandait qu’on puisse garer jusqu’à 90 voitures.
Vous aviez dit au départ ne pas souhaiter travailler sur ce projet de « parking ». Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?
C’est vrai. Avec mes trois jeunes associés, nous avions un fort attachement à la Friche mais nous n’étions pas enthousiastes à l’idée de travailler à la réalisation d’un parking en silo. On s’est alors rapproché de l’Atelier Roberta et de l’architecte Romain Ricciotti et on s’est dit « on y va mais on fait un parking qui ne soit pas un parking » !
À partir de là, on a tout testé. On voulait libérer le sol pour agrandir l’espace public en mettant les voitures en l’air, au-dessus de la Cartonnerie. Mais ça ne rentrait pas dans le budget. On en est donc venu à la conclusion que la solution la plus rentable était la création de ce parking semi-enterré. L’enjeu était de conserver une grande esplanade piétonne pour la création du jardin et la tenue de futurs événements. On a juste mis un banc entre la place et le parking pour créer la jonction.
Est-ce que ce modèle de parking modulaire a été inspiré par d’autres réalisations ?
Il fallait imaginer un parking en pente douce. Et à Marseille on a l’habitude de stationner dans des rues inclinées. Mais on a effectivement cherché des inspirations ailleurs, notamment du côté de la « Piazza del Campo » à Sienne en Italie, une place qui propose la même inclinaison que celle du parvis de Beaubourg, à Paris, qui permet aussi d’assister à des spectacles. On s’est dit que c’était l’inclinaison parfaite pour notre projet de gradins à la Friche. Mais la fonction de parking qu’on lui a associée ici est unique.
Alors qu’on essaye aujourd’hui de limiter la place de la voiture en ville, ce projet est une sorte de compromis ?
Oui, on a voulu imaginer une structure qui soit complètement réversible. Si un jour on n’a plus besoin de stationner ces voitures à la Friche, on ne se retrouvera pas avec un parking obsolète. On peut imaginer une évolution par phases. On pourrait libérer complètement la partie supérieure et conserver le stationnement en-dessous. Ou bien dédier la partie inférieure à de l’auto-partage et aux vélos.
D’ailleurs, il y a déjà eu des événements qui ont été organisés dans la partie enterrée du parking. Le Festival On Air l’a transformé en boîte de nuit. C’était un usage que nous n’avions pas prévu mais je trouve ça super.
La végétation sur cette place reste relativement limitée alors qu’on parle de « champ ». Est-ce un paradoxe ?
Le projet a évolué. Au départ, Alain Arnaudet, ancien directeur de la Friche, avait envie qu’on aille vers un projet de champ complètement déminéralisé, avec la possibilité d’y installer des fêtes foraines. Mais la roche à cet endroit est très friable et ça aurait été compliqué d’y installer des chapiteaux. Le nom « Champ de Mai » est resté, comme un clin d’oeil à cette vision initiale et à cet espace de fraîcheur que nous souhaitions créer.
On a fait venir des arbres de Toscanes, des sujets très méditerranéens qui vont nécessiter peu d’entretien et qui vont pousser très vite. On devrait avoir une belle ombre sur la moitié de la place les après-midis d’été. Les habitants de la Belle de Mai et des Chutes-Lavie en profitent déjà, avec les 150 mètres de bancs qui ont été installés. Et beaucoup nous disent qu’ils prennent plaisir à venir s’assoir pour regarder passer les trains de la voie ferrée. C’est une invitation au voyage.
Quelle place donnez-vous à la nature dans vos projets ?
Aujourd’hui, il faut intégrer la nature dans tous nos projets. C’est indispensable. Mais je n’avais jamais collaboré aussi étroitement avec des paysagistes que pour le Champ de Mai. Dès que je pouvais dégager un peu de budget pour avoir un arbre de plus, je le faisais. Et les paysagistes de l’Atelier Roberta nous ont d’ailleurs dit que c’était la première fois qu’ils travaillaient sur un projet dont le budget consacré à la partie paysagère était revu à la hausse.
De manière générale, je pense qu’à Marseille nous avons besoin de travailler sur la porosité des sols, en nous inspirant de ce qui se fait dans les pays nordiques. Il faut qu’on sache prendre des risques, dépasser un peu les normes, pour faire face aux enjeux écologiques.
Vous dites sur votre site internet que « c’est la multitude de petits riens qui font la qualité d’un lieu ». Quels sont les petits riens que vous avez intégrés dans ce projet ?
Les petits riens dans ce projet sont surtout dans le travail de l’Atelier Roberta, sur le paysage. C’est notamment ce qu’on a fait entre la crèche et le parking, en essayant de végétaliser cet espace au maximum. Et l’enrobé de l’ancien parking, qu’on n’a pas déplacé. On l’a juste cassé et on l’a utilisé comme des cailloux au pied des arbres. C’est une vraie démarche écologique car on ne déplace pas la matière. On a fait avec ce qu’on avait sur place.
Vous êtes parfois présentée comme une « architecte humaniste ». Qu’est-ce que l’humanisme en architecture ?
Je préfère les termes « généreuse », « attentive », « à l’écoute », « engagée ». Et peut-être que tout ça, ça permet de faire une architecture humaniste. L’objectif, c’est de ne pas répondre seulement aux attentes. C’est d’aller au-delà. Mais être à l’écoute, ça ne veut pas dire faire dessiner le projet entièrement par les futurs usagers ou utilisateurs. La responsabilité finale revient à l’architecte.
On a d’ailleurs un rôle didactique très important. On peut être sur la défensive quand nos idées ne sont pas comprises au premier abord mais il faut avoir le bon vocabulaire et illustrer correctement nos idées. On utilise notamment beaucoup les maquettes physiques pour que les entreprises puissent pratiquement toucher ce qu’elles vont construire.
Vous êtes une passionnée de street art. Vous arrive-t-il de travailler avec des street artistes ou bien y-a-t-il une frontière entre le travail d’architecte et l’art de rue ?
Ce n’est pas toujours facile de mettre ces types de collaboration en oeuvre mais je ne vois pas pourquoi on se l’interdirait. Une de mes plus grandes inspirations, c’est NeSpoon, une street-artiste hongroise qui fleurit le monde. Elle fait autant des interventions illicites sur des petits bouts de trottoir en y mettant des fleurs en mosaïques que des oeuvres pour des commandes institutionnelles, comme la grande façade en dentelles du musée de Calais. Ce qui est important, c’est de ne pas imposer un choix artistique. Il faut laisser aux artistes leur part de liberté.
Pour ma part, j’aime imaginer des architectures brutes et appropriables. Je trouverais ça intéressant que la dalle du parking que nous avons créé soit prise d’assaut par les street-artistes. Nous avons déjà fait un pas en ce sens avec des étudiants en matérialisant les places de manière libre et en taguant « Ceci n’est pas un parking ».
Quel est votre regard sur l’évolution de la Friche la Belle Mai ?
C’est un lieu qui est unique en Europe, dans son envergure et dans sa capacité de production et d’accueil d’événements. Je suis très fière d’avoir pu y mettre ma pierre à l’édifice et d’avoir contribué à poursuivre l’ouverture de la Friche sur le quartier de la Belle de Mai, avec la création de cette place-jardin qui manquait. J’espère que ce site va continuer d’être un vrai laboratoire architectural et artistique et de porter cette liberté de création.
Y-a-t-il encore des projets d’architecture à imaginer à la Friche ou sommes-nous arrivés au bout de la transformation du lieu ?
Il y a les anciens entrepôts le long de la rue François Simon qui sont « en question ». Il y avait au départ un projet d’école expérimentale qui a été abandonnée donc il reste un espace à réinventer. Mais on peut aussi continuer de construire par-dessus ce qui existe ou réinventer ce qui a déjà été transformé.
Je pense que ce qui fera la richesse de la Friche demain, c’est d’accueillir encore plus de programmes qui s’ouvrent au quartier et qui font le lien avec la ville.
Quelle est votre vision de l’architecture à Marseille ? Est-ce qu’il y a des choses qui vous inspirent ou des changements que vous souhaiteriez impulser ?
Il y a eu de très belles choses, notamment la transformation du J4 et de certains espaces publics. Mais, globalement, je pense qu’il y a beaucoup à apprendre d’autres villes sur les exigences qualitatives, au niveau de l’urbanisme et de l’architecture. On a aussi un problème de densification très fort et de qualité des logements.
Heureusement, j’ai le sentiment qu’il y a deux virages qui sont en train de se faire. Un premier sur la revégétalisation des espaces publics et un second sur la qualité des logements qu’on fabrique parce qu’on n’était sur des typologies inadaptées au climat méditerranéen. Les patios, les loggias, les toit-terrasses habités devraient être des indispensables à Marseille.
Il faut aussi que l’on soit plus « généreux » sur tous les espaces collectifs, qu’ils soient privés ou publics. À Marseille, parfois, on a peur d’aménager de grands trottoirs, de planter un arbre ou d’installer un banc public. Mais il faut braver le risque.
Quels sont vos prochains projets à Marseille ?
J’ai été retenu pour la réalisation de la résidence étudiante de l’école du numérique La Plateforme, portée par Cyril Zimmermann, à Cazemajou. On va conserver une partie des bâtiments industriels et on va imaginer une résidence qui soit un vrai lieu d’accueil avec beaucoup d’espaces extérieurs.
Je souhaite également travailler sur les écoles car c’est un sujet à la fois urgent et très motivant. On est actuellement en discussion avec la Ville car on fait partie des équipes qui ont été retenues dans le cadre du grand plan de rénovation des écoles.
Photos du Champ de Mai