Et si vous alliez déjeuner en prison ? Cet automne, les Beaux Mets ouvriront leurs portes à la maison d’arrêt des Baumettes, à Marseille. Des détenus feront tourner le restaurant semi-gastronomique dans le cadre d’un chantier d’insertion, porté par l’association Festin. Un projet social et sociétal unique en France. Reportage.
Imaginez un restaurant semi-gastronomique au cœur d’une maison d’arrêt, où les chefs et le personnel de salle sont des personnes détenues proposant leurs plats aux clients venus de l’extérieur. C’est bien le projet novateur mené par l’administration pénitentiaire au centre de détention des Baumettes, via sa « Structure d’accompagnement vers la sortie » (SAS) en partenariat avec l’association Festin (La Table de Cana Marseille).
Après une expérimentation en mai 2019 à Coco Velten, dans le centre-ville de la cité phocéenne, les Beaux Mets s’imposent comme le premier restaurant d’application de France à voir le jour au sein d’une prison et ouvert au public. Un projet dont nous vous parlions déjà cet hiver et que nous suivons pour vous faire suivre son avancée.
Les travaux ont débuté au mois de décembre 2021, au deuxième étage d’un bâtiment, dernier vestige des Baumettes historiques, pour être aménagé à l’identique d’un restaurant avec une cuisine et une salle (100 m2), d’une capacité de 44 couverts.
Le concept architectural : de l’enfermement à l’ouverture
Table de marbre blanc et parquet en chêne, comptoir en Silestone gris (surface hybride de minéraux et de matériaux recyclés), chaises et banquettes couleur rouille… Le concept architectural signé Rougerie+Tangram avec Maï Atelier (architecture intérieure) [Photo de Une] vise à exprimer la transition entre un univers carcéral et la liberté.
Cela passe par l’utilisation de certains matériaux, de formes, pour créer une douce transition « d’un univers plutôt froid, droit, avec des lignes, des barreaux, des couleurs sombres, vers un univers qui prépare la sortie avec, dans la salle, des courbes, du tissu, des rideaux, des couleurs pour passer de cet enfermement à un univers d’ouverture », explique Emmanuel Dujardin, président de Rougerie+Tangram.
Une cuisine bistronomique aux saveurs méditerranéennes
La cheffe, Sandrine Sollier a travaillé chez Gérald Passedat et au restaurant chez Fonfon. Elle a imaginé une carte bistronomique aux saveurs méditerranéennes concoctée avec des produits frais et de saison. Les Beaux Mets proposera ainsi trois entrées, trois plats et trois desserts qui changeront tous les six mois.
Dès cet automne, les premiers clients pourront déguster un carpaccio de Saint-Jacques aux grenades, des filets de rougets à la mousseline de pomme de terre et piment d’Espelette et pour la note gourmande, un craquant aux graines de Pavot et farandole de fruits. « Le poisson est un aliment assez fin à travailler, on peut apprendre la patience, l’entraide. La carte est basée sur des techniques simples mais élaborées pour pouvoir les reproduire et apprendre un maximum de choses aux personnes détenues. On va aussi beaucoup jouer avec les textures et le visuel, sur la présentation », explique Sandrine Sollier, enthousiaste à l’idée de transmettre sa passion pour la cuisine.
« Nous sommes aussi dans une logique de valorisation pour les détenus, à produire des plats et qui plus est pour du public, et lui donner envie de revenir après une première expérience et avoir bien mangé », ajoute Aurore Coulom, directrice de la Structure d’accompagnement vers la sortie (SAS).
À terme, pour favoriser le circuit-court, les fruits et légumes issus du potager de la SAS pourront se retrouver dans les assiettes. Ils sont cultivés par les détenus avec la collaboration avec l’association Graines de Soleil, qui agit pour la réinsertion sociale et professionnelle à travers des chantiers de jardinage.
Deux services le midi et des règles à respecter
Deux services seront assurés du lundi au vendredi, uniquement le midi – pour l’instant – à 12h15 et 13 heures. Le lieu choisi permet d’avoir un accès direct depuis la détention. Le public, lui, pourra y accéder par l’extérieur, en traversant une petite cour, selon la réglementation en vigueur dans une maison d’arrêt.
Après la réservation qui s’effectuera en ligne via un site dédié, pièce d’identité et casier judiciaire seront contrôlés en amont pour autoriser l’entrée. Pour des raisons évidentes de sécurité des détenus, personnels encadrants et pénitentiaires, les téléphones portables devront rester à l’accueil. L’alcool est également proscrit. Les mineurs ne sont pas non plus autorisés.
La gastronomie au service d’un accompagnement socio-professionnel renforcé
Dans sa phase opérationnelle, une équipe de 13 personnes détenues sera entourée de trois encadrants techniques et d’un conseiller en insertion professionnelle, réparties en deux brigades. En cuisine avec Sandrine et son second, quatre postes : entrée, plat, dessert et plonge. En salle, trois personnes serviront les clients encadrées par un maître d’hôtel.
Les détenus seront en lien avec Pôle emploi, la Mission locale et le Service pénitentiaire d’insertion et de probation (Spip). « Nous proposons aux détenus un parcours en insertion d’une durée minimum et renouvelable de 4 mois. Cela veut dire que l’on peut envisager sur une année complète une quarantaine de personnes en moyenne susceptibles de passer par notre chantier d’insertion », explique Carole Guillerm, coordonnatrice du projet de l’association Festin (anciennement Départ).
Son expertise est reconnue sur le territoire, avec des initiatives à succès telles que la Table de Cana ou encore Des Étoiles et des Femmes. « C’est un projet qui fait sens pour nous, car notre cœur d’activité c’est l’insertion socioprofessionnelle de personnes exclues ou éloignées de l’emploi par la gastronomie ».
Outre les postes en cuisine, en salle, et même en préparation de commandes, « parce qu’on est en chantier d’insertion sur de la formation en production », devrait s’ajouter un accompagnement socioprofessionnel renforcé pendant le parcours et à l’issue, également agrémenté de modules, tels que « de la remise à niveau en français ou, plus techniques, sur des questions d’hygiène alimentaire, par exemple », poursuit Carole. Des master class avec des chefs étoilés ne sont pas exclues, « car c’est un projet pour lequel il y a un fort attrait ».
La « Sas », une structure dédiée pour préparer efficacement la sortie
Accompagnement renforcé. C’est le leitmotiv de ce projet ambitieux et très encadré, piloté par la « Structure d’accompagnement vers la sortie » (SAS) des Baumettes.
Au début des années 2000, l’administration pénitentiaire prend conscience, pour les courtes peines d’emprisonnement, des difficultés à préparer efficacement un projet de sortie, qui plus est dans un contexte de sur-fréquentation des maisons d’arrêt, mais surtout d’un mélange des publics, entre personnes prévenues et condamnées.
De ce constat sont nés différents types de « micro-structures » (Quartiers courtes peines (QCP), les centres pour peines aménagés…) destinées à préparer cette sortie plus efficacement. En 2018, la volonté est de créer un seul et même pôle. Une structure pilote voit le jour à Marseille, sous le nom de « Quartiers pour sortants », pour mener une première expérimentation nationale. L’année suivante, elle devient « Structure d’accompagnement vers la sortie » (SAS).
À ce jour, il en existe plusieurs en France (Bordeaux, Poitiers, Lille…) « Elles sont destinées à des personnes condamnées définitivement et qui ont un reste de peine à effectuer compris entre six mois et deux ans. Une durée plus courte ne permettrait pas de travailler véritablement sur un projet et, plus longue, on s’éloignerait de l’idéologie de la structure de préparation concrète vers la sortie. Elles s’adressent également à des personnes en situation régulière ou en voie de régularisation », explique Aurore Coulom, directrice de la SAS.
Elle accueille, par ailleurs, uniquement un public masculin. Sur site, elle est composée de deux bâtiments de détention, un pour l’accueil de personnes en semi-liberté (57 places) et un autre réservé pour la SAS (80 places), avec entre les deux, un couloir de circulation où se trouve notamment l’unité sanitaire.
Pour une réinscription progressive dans la vie sociale
Dans la cité phocéenne, la structure s’est fortement ancrée sur le territoire, « c’est-à-dire qu’on accueille des personnes dont la sortie se fera à Marseille ou son environnement proche parce que cette structure est vraiment construite sur la logique du dedans-dehors ».
L’idée est bien ce « sas » dans les deux sens du terme. « On parle souvent du choc carcéral. Là, il s’agit d’éviter le choc de libération avec des sorties sèches, la sortie de détention n’ayant pas été préparée ».
À titre d’exemple, l’unité sanitaire présente au sein de cette structure ne délivre pas de soins, comme cela se fait habituellement en détention. Les praticiens évaluent avec la personne sa situation dans le but de construire un parcours de santé à l’extérieur, sous forme de permission de sortie, au plus proche du parcours de vie de la personne, et pour faciliter la poursuite des soins.
La « SAS » n’a pas non plus vocation à accueillir des personnes dont le projet est déjà ficelé, l’objectif étant de prendre en charge les personnes les plus éloignées de la sortie, celles qui présentent le plus de fragilités socioprofessionnelles.
En cela, la « SAS » s’est dotée de ressources humaines renforcées, au premier rang desquelles les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation, de surveillance « qui ont un rôle important dans le parcours d’exécution de peine de la personne. Ça passe aussi par une plus grande disponibilité et un travail au quotidien sur des aspects éducatifs, par exemple. Ils sont moteurs pour inciter les personnes à se lever pour aller faire des activités, le dialogue est facilité… », explique la directrice de la SAS. Puis l’unité sanitaire (médecin de toutes spécialités, infirmiers, assistants de service social…) et tous les partenaires habituels (Pôle emploi, mission locale…).
Changer le regard sur l’univers carcéral
C’est dans ce cadre qu’est né le projet des Beaux Mets, qui vise à faire découvrir les métiers liés à la restauration tout en créant des passerelles pour les détenus, mais aussi pour le public. « C’est quelque chose de très important pour nous parce qu’on s’est bien rendu compte, notamment dans le cadre des visites des Baumettes historiques organisées avant la fermeture, que le public qui venait avec une certaine idée de la prison prenait conscience de certaines réalités, des stéréotypes, à la fois de l’univers carcéral et des métiers pénitentiaires, insiste Aurore Coulom. L’expérience de venir déjeuner en prison dans un cadre particulier est aussi l’occasion de mieux connaître et comprendre cet univers et les métiers des professionnels ».
Lorsque le restaurant sera opérationnel et le dispositif rodé, le chantier d’insertion pourrait s’ouvrir aux femmes détenues, incarcérées sur Baumettes 2, qui ne seraient pas hébergées sur la SAS. « On peut envisager, pourquoi pas, que tous les matins, un certain nombre de détenues de la prison d’arrêt pour femmes viennent sur notre structure. La porte n’est pas fermée ».