À Marseille, Les Jardins d’Haïti réinvente les codes des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Après avoir implanté une crèche dans le bâtiment, une subvention lui permet de devenir un véritable tiers-lieu, avec résidence étudiante solidaire, jardin partagé, coworking… Reportage.

Malgré les 93 bougies qu’il souffle aujourd’hui, Tony fait entendre à toute la résidence que ses cordes vocales n’ont pas pris une ride avec un hommage à Luis Mariano : « Mexiiiiiicooooo ! », chante-t-il en vadrouillant sur son fauteuil roulant. Avant de tomber sur un jeune accompagnant qui décide de le faire danser un peu. Pour faire un peu d’exercice, mais surtout « pour montrer tes talents aux filles ! », glisse-t-il avec un clin d’œil.

En parlant de séducteur, Guy arrive. Il pousse fièrement un déambulateur qui parait tout droit sorti d’une carrosserie de tuning : décorations criardes, sacoche de cuir, klaxon-trompette et pas moins de 3 rétroviseurs. On comprend les yeux pétillants de « sa chérie » lorsqu’elle le rejoint en quittant le comptoir d’accueil qu’elle avait décidé de tenir ce matin.

Derrière eux, Annie, ancienne concertiste, joue avec virtuosité La Maladie d’Amour au piano (voir photo de Une). La scène fait mentir Michel Sardou. La « maladie d’amour » court bien au-delà de 77 ans… Des enfants participent à la joyeuse cacophonie en jouant parmi les résidents. Ce qui n’empêche pas une jeune femme, casque vissé sur les oreilles et yeux rivés sur son ordinateur, de faire du télétravail.

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Guy et son déambulateur de compétition. Sa « chérie » donne le départ. Photo : Caroline Dutrey

« Péter les codes »

En ajoutant à ce tableau, la déco moderne du lieu, les fresques de street artistes ou encore le babyfoot, la scène a de quoi surprendre parce que nous sommes ici au coeur… d’un Ehpad. Plus encore, après les révélations sur la gestion et le contrôle des maisons de retraite mis au jour cet hiver dans le livre du journaliste Victor Castanet, « Les Fossoyeurs ». Mais aux Jardins d’Haïti, à Marseille « c’est une maison à vivre, pas un mouroir », insiste Laurent Boucraut, à la tête de cette « association à but non lucratif ».

Le quadragénaire aux airs de surfer (qu’il est d’ailleurs), n’a qu’une idée en tête : « péter les codes ». L’établissement est même en voie de recevoir le titre très à la mode de « tiers-lieu« . Il fait partie des 25 sites français, et le seul de la région, retenus dans le cadre de l’appel à projets de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) : « Un tiers-lieu dans mon Ehpad ».

Ce dispositif « encourage des initiatives visant à ouvrir les Ehpad sur leur quartier, au travers de lieux co-construits avec les habitants, les voisins, et les acteurs de la vie sociale locale […] permettant de concilier tout à la fois : soin, sécurité et pleine citoyenneté des plus âgés », indique la CNSA.

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Laurent Boucraut et son écharpe de l’OM derrière le baby-foot qui trône dans le hall d’entrée. Photo : Caroline Dutrey

Papy-sitters

L’appel à projets a été repéré par Marseille Solutions, structure d’accompagnement de projets à impact. « On a cherché un Ehpad du territoire qui souhaitait rompre avec la logique d’enfermement, raconte la co-directrice, Daphné Charveriat. C’était le cas des Jardins d’Haïti, avec leur vision intergénérationnelle et d’échanges avec la vie du quartier ».

L’établissement marseillais avait déjà un temps d’avance sur la question. Depuis la fin de la rénovation complète du bâtiment, l’année dernière, il accueille une crèche de la structure marseillaise UB4Kids. Les pensionnaires viennent l’animer quotidiennement. Et inversement, les enfants peuvent jouer dans la salle commune sous la surveillance de anciens. « Ce matin, Tony a gagné un an en fêtant son anniversaire avec les petits ! », rigole Laurent.

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Session peinture pour Tony à la crèche avec Alexandra, art-thérapeute des Ateliers de Charlotte et Lola

Au-delà de l’apport en bonne humeur, le directeur estime que « c’est une façon de redonner un rôle aux personnes âgées, au lieu de juste les occuper, ce qui est aberrant. Ils ont plein de choses à partager, et forcément, un riche vécu ». Cette crèche est pour lui « la première pierre et la pierre angulaire de notre projet dans sa volonté d’ouverture vers l’extérieur. C’est difficile de faire sortir les résidents, alors on veut faire rentrer le monde ici ! ».

C’est dans ce sens qu’une école de danse inclusive du quartier vient répéter dans la salle des fêtes de l’Ehpad, que les télétravailleurs peuvent venir « coworker » librement en profitant du wifi gratuit. Ou encore, que le réfectoire est devenu un restaurant bistronomique ouvert au public avec l’aide du chef marseillais Renaud Guez.

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Tous les lundis, le réfectoire sert une « recette signature » du chef Renaud Guez et se transforme en restaurant ouvert au public. Photo : Caroline Dutrey

Concerts, foodtruck et marché bio

« Mais ce n’est que le début de l’aventure ! » poursuit Laurent. Elle va s’accélérer grâce aux 150 000 euros reçus grâce à l’appel à projets. Boosté par ce coup de pouce, il égrène les idées qu’il souhaite désormais voir se concrétiser au rythme « d’une par mois », pour ouvrir l’Ehpad au monde extérieur.

La cour centrale accueillera « un marché bio et local » ainsi que des concerts tous les mercredis l’été. Soucieux de sortir des clichés du troisième âge, pas question de programmer « des groupes d’accordéon. On ne va pas passer du Booba non plus ! Mais pourquoi pas de l’électro », précise le passionné de musique, dont le répertoire téléphonique regorge d’artistes marseillais.

Notamment des plasticiens « que nous allons accueillir pour des résidences et des expos dans les étages ». Il prévoit même de créer « le foodtruck des Jardins d’Haïti dans l’année. Avec un four à pizza. Un outil fun pour les événements, pour proposer de la restauration ». Il pourra aussi servir de buvette à côté des 20 parcelles du potager partagé de 500 m² qui va ouvrir aux habitants du quartier.

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Électro ou pas, Guy est prêt pour les soirées musicales

Un résidence étudiante solidaire pour la rentrée

Laurent aime par dessus tout l’idée de mélanger les générations. « La crèche c’est le paroxysme : les plus vieux avec les plus jeunes ! ». Mais il y a des intermédiaires. Comme les élèves de l’école élémentaire Boisson, à quelques centaines de mètres. « Je sors d’un rendez-vous avec la direction. Ils viendront faire classe chez nous tous les 15 jours ».

Des étudiants vont aussi prendre leurs quartiers dans l’Ehpad. C’est un des projets phares du directeur : « la résidence étudiante sociale qui va ouvrir à la rentrée ». Un appartement neuf de 50 m² avec deux chambres pour des jeunes en situation de précarité. Ils seront nourris et logés gratuitement. « Le deal, c’est qu’ils devront passer 15 heures par semaine auprès de nos résidents ».

Trouver l’équilibre économique

Un dispositif « gagnant-gagnant », puisque « ça représente presque un temps plein pour nous ». Le modèle économique est une préoccupation assumée par les Jardins d’Haïti. Ainsi que par les deux structures qui l’accompagnent dans le développement de ces projets :  We are the starters et Marseille Solutions.

L’objectif n’est pas de gagner de l’argent mais d’éviter des surcoûtsDaphné Charveriat

Pour Daphné Charveriat, « l’objectif n’est pas de gagner de l’argent mais d’éviter des surcoûts et leurs répercussions pour les résidents ». Il s’agit donc de générer quelques revenus avec « les consommations lors des concerts, le restaurant, le food truck... ».

Rendre le secteur attractif pour les résidents comme pour le personnel

Car la co-directrice de Marseille Solutions voit plus loin. La subvention obtenue avec l’appel à projets permet de « tester, innover, pour trouver l’équilibre économique. On prévoit ensuite un volet « réplication » pour changer le secteur avec un modèle vertueux ». Et attractif, « pour les résidents et leur qualité de vie, comme pour le personnel qui s’épanouit à travailler dans ces conditions ».

« La CNSA l’a compris et nous aide à devenir un laboratoire pour le secteur » poursuit Laurent Boucraut. « Il faut que ça serve de banque de bonnes idées pour les autres établissements. Le futur des Ehpad c’est des tiers lieux ! », conclut le directeur.

Les Jardins d’Haïti, une histoire de générations

« J’ai grandi avec 90 grand-mères ! », raconte Laurent Boucraut, qui a passé une partie de sa jeunesse… en maison de retraite. Chez lui, s’occuper des personnes âgées, c’est une histoire de famille. Elle commence avec sa vraie mamie, Suzanne. « Elle est à l’origine des valeurs que l’on porte, l’envie d’aider les autres ».

En 1950, elle crée une association pour les plus fragiles, récupère un couvent, et axe ses actions en faveur des personnes âgées. « Ça ressemblait plus à un hospice, mais pour l’époque, c’était précurseur des Ehpad ».

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Laurent et son père Jacques, dans la cour centrale des Jardins d’Haïti

Puis, chaque génération a marqué une évolution. « Mon grand-père a pérennisé le lieu en maison de retraite. Dans les années 1980, mon père, Jacques, a amené de la folie en termes d’ambiance et d’animations ». Il embauche alors un G.O. du Club Med. Plus tard il crée une salle de spectacles.

En 2008, il convainc son fils, Laurent, alors prof de ski, de le rejoindre, alors que son frère Stéphane est déjà dans la partie. « Il m’a fallu du temps avant de me sentir légitime ». Le déclic arrive en 2015. « Je voulais littéralement transformer la maison de retraite en « maison à vivre ». On a fait appel aux talents d’un architecte pour tout reconstruire. Avec une crèche au milieu ».

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