De sa création en 1996, à Rotterdam, à son ancrage à Marseille en 2020, la biennale Manifesta a réinventé son modèle pour s’adapter aux transformations sociales et sociétales. Retour sur un événement international itinérant, devenu au fil du temps une biennale de pratiques artistiques symboliques et un instrument civique de changement social.
C’est une histoire qui pourrait aisément commencer par « Il était une fois… Manifesta ». Nous sommes en 1996, et la ville de Rotterdam vibre au rythme des performances artistiques de ce qui s’impose à l’époque comme la première biennale d’art contemporain. L’idée est née d’une chute. Celle, sept ans plus tôt, le 9 novembre 1989, du mur de Berlin.
Pour Hedwig Fijen, historienne de l’art et fondatrice de Manifesta, il devenait nécessaire de rétablir un dialogue sur la base de ce qui rassemble, et non de ce qui divise, les blocs de l’Est et de l’Ouest. Et quoi de mieux pour retisser le lien, à travers l’art contemporain, que de poser ses valises d’une ville à l’autre, sillonnant l’Europe.
Ainsi, c’est dès l’origine que cette itinérance s’est inscrite dans l’ADN de la biennale qui, d’édition en édition, a fait évoluer son modèle pour s’adapter aux bouleversements des sociétés et aux enjeux géopolitiques. De Rotterdam en 1996 à Marseille en 2020, en passant par Ljubljana en 2000, Saint-Pétersbourg en 2014, Palerme en 2018 et avant de se rendre à Pristina en 2022, la biennale a toujours choisi des villes hôtes inattendues depuis lesquelles réfléchir aux questions et aux transformations urgentes auxquelles l’Europe est confrontée.
Manifesta invente et se réinvente
C’est d’ailleurs à Palerme que Manifesta se réinvente, en utilisant de nouvelles méthodes de recherches. Pour la première fois, la biennale fait appel à une agence d’urbanistes OMA (Office for Metropolitan Architecture) pour réaliser une « carte sensible » de la ville. « Il nous semblait important, à ce moment-là, de préparer le terrain pour l’équipe artistique, avec ce regard extérieur, neutre et objectif : Palerme, c’est quoi ? Et cela à travers différents thèmes », explique Hedwig Fijen. L’équipe artistique s’est appuyée sur ce travail pour élaborer le programme « The Planetery Garden », (Le Jardin Planétaire), fil rouge de cette édition résolument tournée sur les questions environnementales.
L’expérience réussie en Italie a permis à Manifesta de se forger une nouvelle identité, jonglant désormais entre une biennale de pratiques artistiques symboliques et un instrument civique de changement social. A Marseille comme à Palerme est apparue l’impérieuse nécessité de remettre tous les enjeux de la ville hôte à plat.
Dans cette optique, Hedwig Fijen a invité en 2018 le studio d’architecture néerlandais MVRDV, dirigé par Winy Maas, à développer une étude urbaine pour repenser le futur de Marseille et de sa région. Cette recherche, intitulée Le Grand Puzzle, a été présentée à un public large et critique en février 2019 à la Bibliothèque de l’Alcazar à Marseille et a été publiée fin août par Hatje Cantz pour l’ouverture de Manifesta 13 Marseille.
De la co-construction à la création de « Traits d’union.s »
Ces 1 200 pages de données, mises en perspective avec d’autres villes comme Rotterdam d’ailleurs, ont servi de socle pour la création de la programmation à l’équipe artistique, arrivée dans la cité phocéenne peu de temps après les effondrements de la rue d’Aubagne en novembre 2018. C’est donc aussi dans ce contexte à la fois dramatique et fédérateur que l’équipe a posé les bases du fil conducteur de Manifesta 13, intitulé « Traits d’union.s », inspiré de « la capacité incroyable des citoyens à se rassembler, à être force de propositions et d’actions pour leur ville, de ce vivre-ensemble ».
« Traits d’union.s » s’est écrit au fil des jours au travers de deux programmes analogues : « le Tiers Programme » et « le Tiers QG », axés sur les volets éducation et médiation ; puis à travers un projet participatif baptisé « Le Tour de tous les possibles ». Il s’agit d’un programme d’ateliers de citoyens.
Hedwig Fijen et Winy Maas ont invité deux entrepreneurs sociaux, Joke Quintens et Tarik Gezhali, à utiliser les conclusions de l’étude Le Grand Puzzle comme point de départ pour l’organisation de 25 ateliers citoyens, d’horizons divers, imaginant l’avenir de Marseille.
Des rencontres organisées dans des lieux culturels atypiques tels qu’une prison, des espaces de travail et des écoles et qui invitent les citoyens marseillais à penser les transformations futures possibles de leur ville, en trois heures.
Un nouveau modèle « radicalement local »
« Traits d’union.s », c’est aussi le nom de l’exposition centrale de Manifesta inaugurée à l’occasion de l’ouverture de la biennale. Constituée de différents chapitres et scenari, elle occupe la plupart des musées de la cité phocéenne.
« Traits d’union.s » mêle de nouvelles voix aux récits intenses et inspirants déjà existants à Marseille en se demandant : Comment nous pouvons non seulement coexister, mais aussi nous rassembler pour créer de nouvelles formes d’attention aux autres et des liens de solidarité ?
« C’est le modèle de Manifesta aujourd’hui, radicalement local », comme le dit Hedwig Fijen, « Elle ne se résume plus à une biennale d’art contemporain, mais à une biennale européenne de création contemporaine qui se base beaucoup sur la recherche et la co-création ; et le travail avec les communautés locales. Cette approche expérimentale a conduit Manifesta à devenir, pour la première fois en 25 ans, une structure dans laquelle divers modèles fonctionnent de manière fluide les uns aux côtés des autres. Manifesta est aujourd’hui le seul modèle de biennale aussi expérimentale qui existe à l’heure actuelle ».