Georgiana Viou, cheffe étoilée du restaurant gastronomique Rouge à Nîmes, bien connue dans la cité phocéenne, a donné une master-class aux détenus, commis du restaurant d’application de la prison des Baumettes à Marseille, les Beaux-Mets.
« Vous êtes époustouflante ! ». En cuisine, les commis ont la banane. Ce n’est pas n’importe quelle cheffe qui blague avec eux, tout en prodiguant de précieux conseils. Après Ludovic Turac (Une Table au Sud), au début de l’année, c’est Georgiana Viou, qui a accepté de venir dispenser une master-class, dans le premier restaurant d’application de France en milieu carcéral.
Les Beaux-Mets à Marseille, elle en avait « bien sûr entendu parler ». C’est sans une seule hésitation qu’elle a accepté de donner de son temps, au service de l’insertion professionnelle des détenus. Depuis janvier, ils font tourner l’établissement dans le cadre d’un chantier d’insertion piloté par l’association Festin et d’un projet co-porté avec l’administration pénitentiaire. « On me demande de faire de la cuisine, c’est dans mes compétences. Ici ou ailleurs, la seule contrainte, c’est de trouver la bonne date, car ce n’est pas l’envie qui manque », sourit la cheffe, récemment auréolée d’une étoile au Guide Michelin.
Grâce à sa cuisine « d’une grande finesse » qui « fusionne les influences méditerranéennes et ses racines béninoises », écrit le guide, le restaurant gastronomique Rouge, à Nîmes, dans lequel elle officie, a été distingué en mars dernier, après seulement une année d’ouverture.
Une récompense qui suscite naturellement « beaucoup d’émotion et de fierté sur le moment, nous confie Georgiana, qui a troqué la toque pour un chapeau Borsalino de couleur brique. Mais au bout d’un mois, j’ai déjà oublié », vite rattrapée par le quotidien. Comme pour beaucoup de professionnels du secteur actuellement, « c’est un peu compliqué par manque de personnel ».
« Je ne voulais pas juste donner un cours de cuisine et partir »
Dans ce contexte, transmettre son savoir, ne serait-ce que quelques heures, prend tout son sens. Et puis, « je ne voulais pas juste donner un cours de cuisine et partir. Je voulais aussi échanger avec eux [les détenus], savoir pourquoi ils sont là, pourquoi ils ont décidé de se porter volontaires pour apprendre à cuisiner ou travailler en salle », dit-elle, précisant qu’elle avait bien compris « qu’ici c’était la SAS », la structure d’accompagnement vers la sortie.
Si Georgiana Viou en impose, pratiquement aucun ne connaissait cette cheffe passionnée et créative, plusieurs fois récompensée par deux Toques au Gault & Millau, en 2022, et lauréate du prix Jeunes Talents Gault & Millau. Certains l’ont tout de même vu à la télévision dans la fameuse émission culinaire MasterChef. De candidate finaliste en 2010, elle a assuré le rôle de jurée pour le grand retour de ce programme l’année dernière.
Alors forcément, ce sujet est au goût du jour. « Je ne sais pas encore s’il y aura une nouvelle saison et si je vais y participer, je n’ai pas encore reçu d’appel », rétorque l’intéressée. Celle dont le credo est « on est sérieux, sans se prendre au sérieux » ne manque pas de se faire taquiner lorsqu’elle interroge sur le fonctionnement de l’univers carcéral, dont elle avoue être profane tout autant que fascinée. « On n’est pas aux États-Unis ici, c’est pas comme à la télé », ironisent les commis, lorsqu’elle questionne sur la présence d’un réfectoire.
Les rires et la bonne humeur sont au menu. De quoi détendre l’atmosphère, laissant aller certains aux confidences sur leur parcours et le jour où tout a basculé. Bessim* fait partie de ceux-là. Il a rejoint la brigade des Beaux-Mets il y a tout juste trois semaines. Lui qui voulait côtoyer le ciel, dans la cabine de sa grue, apprend à dresser les tables en salle, les pieds sur terre. « C’est une belle découverte pour moi et je trouve qu’il y a beaucoup de bienveillance de la part de la clientèle, mais j’ai encore beaucoup de choses à apprendre », nous confie-t-il, tout en piquant de sa fourchette ses légumes glacés, préparés durant la master-class.
Premiers entretiens à l’extérieur
Georgiana a choisi de montrer à ses élèves du jour la manière de réaliser « des joues de bœuf, avec des carottes glacées, du riz soufflé et une vierge d’herbes et d’olives, c’est le petit plus pour apporter la note de fraîcheur », détaille-t-elle. Un brin « plus compliqué » apparemment, que ce qu’ils ont l’habitude de faire sous la supervision de la cheffe Sandrine Sollier et de sa seconde Taïs Clamens, « mais c’est parce que j’ai montré plusieurs techniques en même temps », justifie Georgiana.
Nasser, lui, ne s’en plaint pas, au contraire : « j’ai trouvé ça bien », assure-t-il. Si les visages des Beaux-Mets ont changé au gré des sorties de détention et de la fin des contrats d’emploi pénitentiaire (4 mois minimum), lui, fait partie des commis présents depuis l’ouverture de l’établissement, en novembre dernier. « J’ai fait la master class avec Ludovic Turac, déjà. Ça montre différentes techniques culinaires, et j’apprends vraiment à cuisiner », lâche-t-il, assurant que c’est une voie qu’il pourrait emprunter à l’avenir.
D’ailleurs, les premiers entretiens ont débuté à l’extérieur. « C’est super ! Dès lors qu’on accompagne, on s’assure de mises en emploi, de formations, de stages… ça donne tout son sens au projet », observe Carole Guillerm, responsable du chantier d’insertion (association Festin).
L’implantation du restaurant, unique en France, nécessite encore quelques ajustements, admet-elle, « mais progressivement, on trouve cette imbrication innovante entre les deux mondes : l’administration pénitentiaire qui a en responsabilité des personnes placées sous main de justice et nous, comme employeur, de ces personnes détenues, mais le temps fait bien son œuvre ».
À un peu plus de quatre mois de fonctionnement, elle dresse un « bilan plutôt positif » sur le volet social et « on entre aussi dans nos hypothèses économiques », car les clients sont au rendez-vous : « Il y a du monde tous les jours, et pas mal de groupes (entreprises, grandes écoles…). Ça répond aussi à notre objectif de faire bouger les lignes sur le milieu carcéral, son fonctionnement et sur les personnes détenues ».
Les master-class, un autre temps d’interactions sociales
Nasser, comme d’autres, devra rendre son tablier dans quelque temps. En attendant, il savoure cette master-class, seul moment où la team, habituellement séparée en deux équipes, se retrouve. « C’est l’occasion de réunir les commis de la brigade qui ne se connaissaient pas nécessairement. C’est aussi d’autres interactions sociales, ils déjeunent avec les trois encadrants techniques qui ont un fonctionnement managérial adapté au restaurant d’insertion. Ils peuvent potentiellement se projeter vers dehors en voyant aussi comment fonctionnent d’autres chefs, il y a une autre dynamique, un autre rythme », assure Carole Guillerm.
« Je les ai trouvés hyper-accueillants, réceptifs, hyper-motivés, ils ont compris le principe, renchérit Georgiana. Ils ont posé des questions pertinentes sur les coûts matière par exemple, ça m’a permis de décliner le côté anti-gaspi. Ils ont dressé les assiettes selon leurs envies et elles étaient très jolies alors qu’ils n’avaient jamais fait ça pour la plupart, c’est pas évident. Je n’avais pas l’impression d’avoir des détenus avec moi », confie la cheffe.
Elle n’est pas opposée à prendre un stagiaire, sous réserve de l’accord de ses boss et du moment qu’il coche certains critères essentiels « propreté, rigueur, ponctualité et surtout de l’envie et de la motivation ». Même si Georgiana n’aime pas parler de plat signature, « la joue de bœuf confite façon tournedos, riz noir de Camargue et légumes glacés du moment » sera à la carte des Beaux-Mets durant les quatre prochains mois.
« C’est un peu comme au théâtre »
Chez Rouge, c’est tous les deux mois qu’elle propose de nouvelles inspirations, et sa récente étoile ne lui a pas « fait changer ses habitudes ». Distinction ou pas, Georgiana est en « compétition avec elle-même. Avant l’étoile, certains nous trouvaient peut-être sympas, d’un coup, je ne sais pas vraiment comment dire, ça vous adoube, mais il ne faut pas que ça monte à la tête. Il faut juste garder le cap et continuer à travailler », confie-t-elle, attablée aux Beaux-Mets.
Un établissement en détention « magnifique et hyper-inspirant », qui lui offre paradoxalement un moment d’évasion, dans cette vie où chaque soir en cuisine, elle remet tout en jeu. « C’est un peu comme au théâtre », a-t-elle coutume de dire. « Même si on ne joue pas le même menu pendant six mois, chaque soir, c’est un public différent. Il peut adhérer ou non. Ce n’est pas parce que la veille tout le monde a encensé les plats que le lendemain ce sera pareil. Ce n’est pas parce que, d’un coup, on a une étoile au Michelin, que les gens vont dire “c’est super !”. Ils peuvent venir et ne pas aimer, parfois on peut se rater, il y a tellement de paramètres, la concentration est maximale tous les jours », raconte Georgiana, qui s’apprête à reprendre son train direction Nîmes.
Elle est arrivée un peu par hasard à Marseille il y a quelques années, avec ce sentiment qu’elle était « chez elle ». Rien n’a changé. « C’est toujours ma maison ». Sans faire de plans sur la comète, elle aspire à revenir cuisiner en plein cœur de la cité phocéenne. Elle vient s’y « ressourcer » quand elle trouve le temps de se libérer. Et alors que certains s’attellent à préparer leur sortie, elle, va reprendre l’entrée des artistes !
*Les prénoms ont été modifiés pour assurer l’anonymat.