Alors que la dernière usine de tuiles de Marseille fermera ses portes dans quelques mois, s’ouvre la question de la mémoire des ouvriers de l’une des industries les plus prospères de la ville au XXe siècle.

Dans le quartier Saint-André (16e), 52 salariés font encore tourner l’usine Monier, la dernière tuilerie de Marseille encore en activité, construite en 1965 en lieu et place du château de Foresta. La plupart des ouvriers, riches de décennies d’expérience, ont connu les dernières années fastes des tuileries marseillaises.

Au début du XXe siècle, les tuileries installées sur le gisement d’argile du bassin de Séon, entre l’Estaque, Saint-Henri et Saint-André, embauchaient 6 000 ouvriers. « C’était le cœur battant industriel de Marseille », rappelle Samia Chabani, sociologue et coordinatrice de l’association Ancrages, centre de ressources des cultures et mémoires d’Exils de Marseille.

Plus discrètes que les savonneries, les tuileries exportaient 35 millions de tuiles dans 40 pays dont le Portugal, l’Espagne, l’Algérie, la Turquie, le Brésil ou le Mexique. « Elles ont recruté beaucoup de main d’œuvre immigrée, principalement des Italiens, des Espagnols et des Kabyles d’Algérie », retrace l’experte.

L’arrivée des voies de chemin de fer, notamment la ligne Paris-Lyon-Marseille, pour transporter les marchandises et le charbon, puis l’embarcation des paquebots sur le port pour les exportations, constituaient les prémices de la mondialisation à cette époque.

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Plan des tuileries dans le bassin de Séon en 1907 © Ancrages

L’épuisement des ressources

Depuis cet âge d’or, seule la tuilerie Monier persiste encore aujourd’hui. Le retournement de la conjoncture économique dans les années 80, l’effondrement du marché du bâtiment et la concurrence des tuiles en béton, ont mis à mal cette industrie marseillaise florissante.

Les carrières d’argiles du bassin de Séon se sont aussi épuisées après plus d’un siècle d’extraction massive. Si bien que Monier est contrainte de s’approvisionner depuis plusieurs années à Puyloubier, au pied de la Sainte-Victoire, et dans le nord de l’Espagne.

Face à des défis constants de compétitivité, en baisse, liés au transport de la matière première et au coût de l’énergie, le groupe mondial de la toiture BMI Monier, propriétaire du site depuis 2007, a annoncé en septembre dernier, la fermeture définitive du site marseillais de 60 000 m2 en juin 2026.

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Tuiles de l’usine Monier sur l’Opéra de Toulon © BMI Monier

« J’ai vu des gens pleurer »

« On est arrivés tout bronzés des vacances, pour qu’ils nous annoncent de but en blanc qu’on n’aura plus de travail dans neuf mois », se désole Pekou, salarié depuis 25 ans. « Ils nous l’ont dit que maintenant, alors qu’ils le savaient depuis des mois. Ils n’avaient plus investi depuis longtemps à Marseille alors qu’ils ont injecté des millions sur le site de Limoux », rage Hafnaoui Guémari, salarié CGT depuis 33 ans.

Ce dernier témoigne avoir « vu des gens pleurer » à l’annonce de cette fermeture. Autant pour l’inquiétude de ne pas retrouver un emploi à l’approche de la retraite, que sur ce pan de patrimoine qui part en fumée. Contactés, les gérants de l’usine n’ont pas répondu à nos sollicitations.

Et même si ses deux collègues comprennent les raisons de la cession d’activité, ils regrettent l’arrêt de la transmission du savoir-faire, et ce, depuis plusieurs années. « Les nouvelles recrues étaient peu formées. Il fallait aller vite donc on ne leur a pas transmis nos compétences… qui vont se perdre », souffle l’oncle de Kamel Guémari, militant marseillais fondateur du restaurant solidaire l’Après M.

Anecdote


C’est la maîtresse des lieux – dite la « Mère » – qui donnait le gabarit du moule en roulant la galette d’argile sur le haut de sa cuisse. Les ouvriers marquaient ensuite chaque tuile d’un petit sceau, comme l’abeille chez Monier.

Comment conserver la mémoire des tuileries ?

Alors que la fermeture de l’usine est programmée en juin 2026, l’avenir du site est sur la table. Hafnaoui Guémari tient à « ce que la tuilerie devienne un lieu de commémoration » au nom des générations qui, avant lui, ont couvert toute la région.

Son collègue Pekou craint, pour sa part, que le site ne devienne la proie de « promoteurs » pour « y construire des logements sociaux ». L’association Ancrages milite de son côté pour la création d’un « éco-musée » afin de transmettre cette mémoire aux plus jeunes.

À Aix-en-Provence, l’ancienne tuilerie du Camp des Milles a été transformée il y a 11 ans en mémorial de la Shoah alors que plus de 2 000 juifs y ont été internés en 1942. Interrogée, la Ville de Marseille « refuse que ce site (…) disparaisse sans débat. Elle restera pleinement mobilisée sur l’avenir du site de l’usine Monier et attentive aux propositions portées par les salariés et habitants pour préserver la mémoire de ce lieu ».

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