Les plans de l’Avenir, premier catamaran européen adapté au sauvetage en haute mer, viennent d’être finalisés. Avant sa mise à l’eau prévue en 2025, ses concepteurs doivent lever 20 millions d’euros.
Durant les quatre premiers mois de l’année 2023, 441 personnes ont péri noyées en mer Méditerranée alors qu’elles tentaient de rejoindre l’Europe. C’est le trimestre le plus meurtrier en six ans, selon le dernier rapport de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).
La « route méditerranéenne centrale (RMC), de Libye jusqu’à Malte ou l’Italie, est de loin la plus empruntée. Elle a fait plus de 26 000 victimes depuis 2014.
Au milieu de ce désastre humanitaire décrié par de nombreuses ONG, un projet fait figure de proue pour faciliter leurs interventions de secours. L’association Perou (Pôle d’exploration des ressources urbaines) travaille depuis trois ans à la conception de l’Avenir, le premier navire spécialement conçu pour le sauvetage de réfugiés en haute mer.
« Un outil du XXIe siècle »
D’abord conceptualisée en tant qu’œuvre d’art au Centre Pompidou-Metz en 2020, l’idée s’est transformée en un chantier naval qui rassemble aujourd’hui plus de 500 créateurs. Des ingénieurs et architectes, des soignants, des cuisiniers, des juristes, des graphistes, des pilotes, de nombreux étudiants d’Europe et d’Amérique du Sud, et des rescapés travaillent sur ce projet.
« Ces personnes fuient des situations invivables dans des embarcations extrêmement fragiles, expose Sébastien Thiéry, coordinateur de Perou à l’initiative du projet. J’estime qu’il est de notre devoir en tant qu’artistes de montrer qu’il est nécessaire, pensable et possible d’imaginer une flotte de navires de sauvetage. C’est un outil du XXIe siècle qui manque aujourd’hui ». L’artiste a notamment travaillé à l’inscription des gestes d’hospitalité au Patrimoine culturel immatériel de l’Unesco.
Les marins sauveteurs de SOS Méditerranée ont secouru plus de 37 000 personnes depuis la création de l’association en 2015. Après avoir opéré avec l’ancien garde-côte Aquarius pendant trois ans, leurs interventions s’effectuent à présent à bord de l’Ocean Viking, un navire d’assistance aux plateformes pétrolières construit en 1986.
En plus de n’être pas conçu pour le sauvetage de masse, ces navires « sont coûteux en fioul et en maintenance, et ne proposent à bord que des conditions rudimentaires » qui ne permettent pas de répondre de façon optimale aux urgences et aux traumatismes des personnes secourues. « Mais il est normal qu’on ait pris ce qu’on avait sous le coude, en urgence, souligne Sébastien Thiéry. On ne se disait pas que c’était une situation qui allait durer sur le long terme ».
Collaboration avec les rescapés
Pour imaginer ce catamaran de 67 mètres de long sur 22,50 de large dans les moindres détails, le collectif de créateurs a mené « un travail d’enquête précis et méticuleux auprès des équipes de SOS Méditerranée, de Médecins sans frontières, et des soignants de l’AP-HM », indique Sébastien Thiéry.
À Marseille, Peru a également consulté les rescapés membres de l’Association des usagers de la Pada, Plateforme d’accueil des demandeurs d’asile, « qui ont une expérience cruciale ». Celle-ci regroupe plus de 500 adhérents de 29 nationalités différentes, majoritairement d’Afrique de l’Ouest, tous actuels et anciens réfugiés, exilés ou déboutés du droit d’asile.
Son co-fondateur, Alieu Jalloh, est arrivé à Marseille il y a six ans, après un long périple depuis la Sierra Leone. « Nous voulons faire de notre expérience une force, explique-t-il. On s’est dit que c’était utile et important de participer à ce projet parce qu’on a nous-mêmes traversé beaucoup de difficultés, et nous ne voulons pas que les nouveaux arrivants souffrent comme nous avons souffert ».
« Nos frères et sœurs sont obligés de quitter leur pays d’origine par crainte, rappelle le président de l’AUP. Ils fuient le danger et la guerre, les conflits religieux, les mariages forcés, l’excision, la persécution à cause de leur orientation sexuelle… Ils ne méritent pas de mourir en venant chercher la sécurité et une meilleure vie ici ».
« Un projet très important »
Pour Mohamed Senessie, jeune Sierra-Léonais de 22 ans qui a lui-même échappé au pire en 2017, c’est « un projet très important. On était 125 personnes sur un bateau pneumatique avec beaucoup de femmes enceintes et d’enfants. Quand il pleuvait, toute l’eau rentrait dans le bateau. On utilisait nos vêtements pour sécher et nettoyer, il faisait très froid… ».
Après deux jours en mer, le rafiot, parti de la Libye, s’est égaré avant qu’un pêcheur redirige ses passagers sur la bonne route, puis qu’ils soient repérés et secourus par SOS Méditerranée au large des côtes maltaises. « Pendant l’opération, huit personnes ont perdu la vie », se souvient-il.
Mohamed a pu faire part de ses propositions pour l’Avenir dans le cadre de plusieurs assemblées tenues à Coco Velten ou au Mucem l’année dernière. « Nous leur avons expliqué beaucoup de choses. Notamment l’importance d’avoir une équipe de professionnels sur le bateau qui puisse communiquer avec les passagers pour les rassurer, dans d’autres langues en plus du français et de l’anglais. Il est aussi crucial d’avoir de bonnes installations médicales à bord. Car parfois, les gens ont passé une semaine sans nourriture ou médicaments ».
« Nous leur avons aussi donné des conseils sur des détails auxquels ils n’auraient pas forcément pensé, poursuit-il, comme le genre de couleurs à donner au pavillon. Il faut éviter celles qui ressemblent aux drapeaux de la Libye ou de l’Algérie, car elles rappellent ceux des criminels ou des garde-côtes qui vous envoient en prison si vous croisez leur chemin ».
Cuisine, hôpital, centre d’aide psychologique…
C’est en s’appuyant sur ces témoignages que l’équipe d’architectes navals du cabinet Van Peteghem Lauriot-Prévost (VPLP), associés au designer Marc Ferrand, ont conçu les plans de l’Avenir. Ils ont été finalisés au mois d’avril suivant un cahier des charges précis, « dicté par la situation rapportée par les ONG de sauvetage en mer depuis 2015 », rapporte Sébastien Thiéry.
Doté de cinq ponts, le navire pourra abriter jusqu’à 450 personnes, contre 200 pour l’Ocean Viking. « Un dortoir modulable pouvant atteindre 370 lits se trouvera dans le « pont-refuge », le plus au calme et en hauteur, reprend-il. La vie collective aura lieu sur le pont principal, le « pont-place », doté de gradins. En cas de situation de crise, 80 personnes pourront s’y allonger ».
À l’intérieur, l’Avenir est également équipé d’une cuisine, d’un hôpital, d’une morgue, d’un lieu de prise en charge psychologique, d’une maternité et d’un espace dédié aux enfants. « Une quarantaine de membres d’équipage feront vivre le navire et toutes ses fonctions : il y aura un tiers d’opérateurs, en plus du capitaine et des machinistes, un tiers de marins-sauveteurs pour repérer et intervenir sur le personnel en péril, et un tiers pour le soin et la vie à bord », détaille le co-fondateur.
Un budget estimé à 20 millions d’euros
« Notre objectif était de décrire si bien ce bateau qu’il était presque impossible de ne pas le réaliser », confie Sébastien Thiéry. « C’est une œuvre avec un dessin finalisé que nous défendons et que nous mettons sur la place publique pour montrer qu’il n’y a plus d’excuses pour ne pas le faire ».
Mais avant que l’Avenir puisse prendre le large au début 2025, comme l’espèrent les équipes de Perou, il leur faudra trouver 20 millions d’euros, budget estimé de la construction d’un tel navire. « Nous ne sommes ni millionnaires, ni décideurs. C’est à la société civile, aux privés fortunés et aux acteurs publics de le réaliser », estime l’artiste.
Le premier d’une flotte de 10 bateaux
Les plans, disponibles en accès libre, « sont suffisamment précis pour qu’un chantier s’en empare, avant une phase d’étude définitive de 4 à 6 mois, assure-t-il. « Plusieurs chantiers navals européens ont un œil dessus et seraient prêts à l’élaborer ».
Si l’Avenir prend forme, il sera alors affrété par SOS Méditerranée. « Bien que Marseille ait été évoqué comme potentiel port d’attache, rien n’est acté pour le moment », précise un membre de l’ONG. La municipalité avait affiché son soutien à l’association en novembre dernier avant le débarquement de 230 rescapés à Toulon.
Ce navire humanitaire deviendrait le premier d’une flotte d’une dizaine de bateaux. « Un seul ne suffirait pas, on ne serait pas au rendez-vous de ce qui arrive, projette Sébastien Thiéry. L’Avenir est une réponse, mais on sait que le dérèglement climatique va mettre sur la route et sur les mers d’innombrables personnes. Dans tout le pourtour méditerranéen, et ailleurs ».
Les 5 et 6 mai prochains, l’équipe de conception de l’Avenir fera escale aux Grandes Tables de la Friche la Belle de Mai, où Pérou travaille à la conception de la cuisine qui sera proposée aux rescapés à bord. À cette occasion, les porteurs du projet présenteront la maquette, les plans définitifs et le discours d’inauguration du navire. Le vendredi soir se tiendra un dîner de soutien à SOS Méditerranée en vue de financer ses actions avec l’Ocean Viking.