Depuis 1996, la Biennale internationale Manifesta fait le lien entre l’art et les transformations sociales. Pour sa 13e édition, l’événement avait lieu à Marseille. Hedwig Fijen, présidente de la Fondation Manifesta 13, revient avec nous sur ce rendez-vous, quelque peu perturbé par le contexte de crise sanitaire.

Marseille est devenue ville hôte de l’événement incontournable dans le milieu artistique international : Manifesta. La Biennale d’art contemporain s’est en effet déployée aux quatre coins de la cité phocéenne, proposant aux Provençaux et touristes pas moins de 115 expositions à travers trois programmes : Traits d’union.s, le programme principal d’expositions et d’événements ; Le Tiers Programme, programme éducatif et de médiation et Les Parallèles du Sud, programme d’événements parallèles.

Au vu du contexte sanitaire, de nombreuses modifications ont dû être apportées, à commencer par la date de lancement, initialement prévue en juin et reportée à la fin août. Hedwig Fijen, historienne de l’art et présidente de la Fondation, confie à made in marseille son point de vue sur le déroulement de Manifesta 13. Entretien.

, Hedwig Fijen : « Cette pandémie a apporté de nouvelles ambitions artistiques à Manifesta », Made in Marseille
Edwig Fijen, présidente de la Fondation Manifesta 13
©Manifesta

made in marseille : Quel bilan tirez-vous de cette édition marseillaise ?

Hedwig Fijen : Ce que nous avons appris dans cette édition extrêmement stimulante de Manifesta 13, c’est que les institutions culturelles sont fragiles mais peuvent aussi être porteuses d’espoir et de nouvelles perspectives pour l’avenir. L’approche thématique de Manifesta 13 a été de comprendre comment la ville et ses institutions peuvent devenir une sorte d’Agora pour partager les innovations, les visions, permettre le dialogue démocratique et comment nous pouvons améliorer notre cohésion et nos principes démocratiques en temps de crise.

La place, cet espace de rencontre, est devenue un lieu urgent de rassemblement et de discussions. Plus que jamais nous réalisons qu’un événement, une biennale comme Manifesta, doit chercher des modèles démocratiques conceptuels alternatifs et reste l’événement qui observe et se réunit toujours en dialogue étroit avec les partenaires et les associations locales. A l’image du format original de l’Agora grecque (lieu de naissance de la démocratie).

Non seulement dans le domaine de l’art contemporain, mais aussi dans le champ plus large du design urbain et social, la démocratie délibérative peut être un modèle de premier plan pour créer des projets permanents pour les villes à la recherche d’incubateurs et de facilitateurs externes, comme cela a été le cas dans les projets innovants du Tiers Programme réalisé par notre département Éducation et Médiation. Dans ce climat politique changeant, le processus est plus important que le résultat physique, ce qui signifie que nous devons chercher des modèles de représentation plus hybrides que le modèle d’exposition classique.

Ce nouveau modèle sera présenté dans la prochaine édition de Manifesta 14 à Pristina, où nous nous concentrons sur le développement d’un processus ouvert et transparent qui aboutira à une agora permanente.

Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?

Hedwig Fijen : Manifesta s’est développé dans une période de transition à trois niveaux. Une transition à l’échelle mondiale en raison de la pandémie de Covid-19, une transition à l’échelle de la ville avec le changement de Municipalité, et une transition interne puisque Manifesta avait déjà amorcé un changement pour passer d’un format traditionnel de biennale d’art contemporain, avec des expositions, à un événement multidisciplinaire plus durable.

Cette période très spécifique, qui a tenté de rassembler tant de cultures, de groupes, d’idées, de transformations et de polarisations différentes en un seul projet cohérent, était une tâche presque impossible, mais avec beaucoup de sacrifices. Je pense que nous avons réussi à créer quelque chose qui, compte tenu de la complexité de l’époque actuelle, vaut la peine d’être évalué, mais qui tient toujours lieu de maison.

Cette époque nous oblige à repenser et à renouveler nos pratiques et à valoriser ce qui est vraiment pertinent et urgent dans notre travail. C’est ce qui sera fait dans les prochains mois.

Quels sont les chiffres clés à retenir en terme d’expositions, de lieux, d’acteurs impliqués et de manifestations ? 

Hedwig Fijen : 115 expositions se sont déroulées à Marseille et en Région Sud ; 260 événements ont eu lieu, dont des conférences, discussions, projections de films, séances d’écoutes, performances, ateliers, rencontres ; 50 partenaires se sont associés aux projets, dont des associations et artistes locaux ainsi que 50 mécènes ; et enfin 20 entreprises partenaires.

La fréquentation a-t-elle été à la hauteur des espérances ?

Hedwig Fijen : Étant donné la pandémie mondiale, le report de la biennale puis l’ouverture pendant seulement 2 mois, c’est un miracle que nous ayons pu ouvrir pendant cette période. Grâce à la Ville de Marseille, qui nous a énormément aidés à tous les niveaux, 90% des projets ont finalement pu être réalisés et nous en sommes très fiers. Néanmoins, beaucoup d’efforts fournis pour une limite imposée en terme de visiteurs, puisque que seuls 10% d’entre eux étaient étrangers, c’est assez frustrant bien sûr.

Notre objectif avant le Covid était de plus de 200 000 visiteurs français et étrangers. Nous avons dû revoir notre objectif à 45 000 visiteurs composés à 90% de publics locaux et régionaux. Rappelons que seuls 6 sur une quarantaine d’artistes ont pu faire le déplacement et être à Marseille pour les ouvertures d’expositions. Nous leur en sommes très reconnaissants ainsi qu’à l’équipe qui a fait en sorte que cela se produise dans des circonstances extrêmes. Je suis toujours surprise que nous y soyons parvenus.

Avec le confinement, des visites digitales sont envisagées dans le cadre de Manifesta 13. Comment vont-elles se dérouler ?

Hedwig Fijen : Manifesta 13 Marseille a dû fermer de manière prématurée le jeudi 29 octobre, soit 1 mois avant la date de fin initialement prévue. Bien que nous étions préparés à un éventuel reconfinement, cela a tout de même été un choc de devoir tout fermer en 24 heures. Heureusement, nous avons un avantage puisque nous lançons aujourd’hui des visites virtuelles innovantes que nous développons depuis maintenant deux mois.

Ces visites ne peuvent évidemment pas remplacer l’espace matériel et physique, la rencontre avec l’oeuvre d’art ou encore la relation étroite avec la médiation et les publics ; Elles permettront néanmoins en ces temps de crise à tous les visiteurs qui n’ont pas pu venir à Marseille, de découvrir une partie des 3 programmes de la biennale. Dès ce jeudi 12 novembre, les visiteurs du monde entier sont invités à découvrir en format virtuel — accessible depuis le site de Manifesta 13 — 9 des expositions de Traits d’union.s ainsi que la dernière exposition du projet « Archives invisibles » mené par le département éducation et médiation de Manifesta dans le cadre du Tiers Programme. Il s’agit d’une initiative de médiation élaborée de concert avec les citoyens de Marseille.

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Visite en images : la Biennale Manifesta débarque à Marseille

Les visites virtuelles peuvent se faire soit de manière individuelle et libre, soit par groupe dans le cadre de visites introductives gratuites via Zoom du mardi au dimanche à 17h. Lors de chaque visite, un médiateur de Manifesta 13 introduit une exposition en particulier, avec 2 visites introductives proposées le dimanche, à la fois en français et en anglais. Chaque groupe est limité à 8 personnes afin de permettre une qualité de dialogue et d’échanges.

Loin des visites guidées traditionnelles, la pratique de médiation culturelle de Manifesta suscite le débat et initie la discussion à partir des oeuvres et de l’espace d’exposition. Le médiateur laisse place aux questions des visiteurs et aux opinions divergentes afin que les interprétations se croisent et qu’une base collective de compréhension des oeuvres soit possible.

Pouvez-vous revenir sur l’expérience Le Tour de Tous les Possibles avec les citoyens ? Qu’en retenez-vous ?

Hedwig Fijen : Un des principaux paramètres de Manifesta, tous les deux ans dans une nouvelle ville européenne, est de trouver de nouveaux moyens de co-créer et de coproduire les événements avec et pour les acteurs locaux. Dans ce contexte, nous avons décidé de travailler avec des city makers basés à Marseille pour discuter de l’impact et des résultats du Grand Puzzle, l’étude urbaine réalisée par Winy Maas et qui, plutôt que de simplement établir des fait et des données, propose de nouveaux scénarios pour réinventer une ville de Marseille plus durable et plus égalitaire.

Le Tour de Tous les Possibles a été créé sur la base d’un modèle démocratique dit délibératif. Cette sorte d’Assemblée citoyenne a émané directement des revendications sociales de 2019-2020 et de l’envie de changements en France, et Manifesta 13 a souhaité participer de cet élan. Il semble que la nouvelle municipalité soit intéressée par la reprise du modèle en tant qu’Assemblée permanente de citoyens qui sont invités à conseiller l’administration de Marseille, ce qui serait absolument incroyable.

Cette approche ascendante est extrêmement importante pour nous, nous la mettons en oeuvre dans tous nos projets de longue haleine, tel que Le Tiers Programme ainsi que dans toutes nos approches institutionnelles.

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Joke Quintens présente la thématique « Marseille accessible » à un groupe de citoyens, avec des analyses et pistes de réflexion, pendant le Tour des Possibles.

Le contexte sanitaire et les crises poussent-ils à envisager les prochaines biennales différemment ?

Hedwig Fijen : Oui, nous sommes déjà en train de mettre en oeuvre certains changements clés au niveau de l’environnement :
– Des pratiques plus durables qui ne se limitent pas à une série d’expositions temporaires ;
– Une approche ascendante incluant des modèles démocratiques délibératifs dans la conceptualisation des pratiques artistiques ;
– La médiation va devenir centrale dans toutes nos pratiques ;
– Une réévaluation urgente du modèle biennale, notamment en repensant notre calendrier actuel, la manière de gérer l’organisation, de sélectionner et de mettre en oeuvre les partenariats externes et de laisser un héritage plus durable sous la forme d’un espace physique existant.

Est-il possible que la prochaine édition n’ait pas lieu ? Ou dans un format différent ?

Hedwig Fijen : Je dirige Manifesta depuis maintenant 25 ans, c’est aujourd’hui une institution mature, qui a de l’expérience. Nous avons la chance de compter sur un public fidèle et nombreuses sont les villes Européennes à manifester leur intérêt pour participer. Il est intéressant de noter que nombre de ces villes sont intéressés non pas par le champ des arts visuels et de l’organisation d’expositions, mais plutôt par la mise en oeuvre d’un projet plus emblématique qui souligne le rôle urgent de l’art, de l’architecture et de la culture en situation de crise.

Cela montre comment la biennale peut retisser le lien entre la culture et la société, Manifesta s’efforce de repenser la manière dont nous pouvons catalyser une contribution positive aux processus culturels et sociaux complexes de notre monde collectif. Après 25 ans, Manifesta est devenue une institution et va changer son cadre conceptuel et ses méthodes de travail, non seulement en fonction de la courbe d’apprentissage de la pandémie, mais aussi en fonction des conclusions tirées de la prise de conscience du fait que le monde de l’art se caractérise par le consumérisme, le mercantilisme et les ego d’un petit nombre de personnes qui dirigent ce domaine professionnel.

L’expérience de cette pandémie a également permis à l’équipe de Manifesta de modifier les paramètres de base de nos paramètres et ambitions artistiques, ce qui est un avantage en cette période de crise.

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