Abandonnée par Nestlé en 2006, la fabrique de chocolat de Saint-Menet (11e) se transforme progressivement en studios de cinéma. Pour pérenniser cette activité, les dirigeantes veulent créer un village d’entreprises de l’audiovisuel utiles aux tournages.
« On m’a appelée hier soir à 19 heures pour me signaler une coupure de courant alors qu’on recevait le tournage de Plus belle la vie ce matin », raconte Virginie Geoffroy, la directrice de l’usine de Saint-Menet, en pianotant sur ses deux téléphones. Ces contre-temps pimentent sa nouvelle vie de logisticienne. Elle se dit surtout « rassurée » que le site trouve un nouveau dénouement, après des années de galères.
Conçue par l’architecte Fernand Pouillon en 1952 pour Nestlé, l’ancienne chocolaterie s’étend sur 30 000 m2. « Des dimensions hors-normes » dignes de la période faste de la multinationale suisse à Marseille. Une époque où les effluves de cacao embaumaient tout le quartier traversé par la A50 et l’Huveaune. « Quand j’étais petite, tous les enfants visitaient l’usine Nestlé. C’était un événement. On ressortait avec du Crunch et des Picorettes », se souvient Virginie Geoffroy, les yeux pétillants.
Ces petites boules de soja soufflées ne se vendent plus en France. Et, faute de rendements suffisants dans l’hexagone, Nestlé choisit de regrouper ses activités en Espagne en pleine course à la mondialisation. Le géant de l’agroalimentaire licencie près de 500 salariés pour fermer l’usine marseillaise en 2006.
La reprise par un groupe russe
A l’époque, la société Sucden et Jean Chenal, un spécialiste du business industriel du chocolat qui vient de faire fortune avec son usine OCG Cacao, près de Rouen, s’intéressent au dossier tombé dans l’escarcelle du Tribunal de commerce. Ils présentent un projet commun de reprise de 188 salariés pour fonder Netcacao. Mais après 5 ans d’activité, la fabrique de chocolat s’effondre à nouveau fin 2011.
Début 2012, un groupe d’investisseurs russes Ivory Coast Cacao (ICC) tente une énième fois de relancer la chocolaterie, ne reprenant qu’une vingtaine d’employés. « Je suis embauchée pour lancer la marque Chocolaterie de Provence, nous confie Evgenia Donchenko installée dans le même bureau depuis plus de 10 ans. Mais c’était trop difficile avec toutes les normes qui encadrent le chocolat… Et surtout l’usine était beaucoup trop grande et vétuste ».
Chocolaterie de Provence touche le fond de la cuve. Pour éviter de perdre le bâtiment « auquel elle est très attachée », l’une des actionnaires russes, Yulia Serykh, rachète toutes les parts de l’entreprise. Elle met un point final à la chocolaterie fin 2016 et licencie près de 50 postes. « C’était un moment critique notamment au niveau de la presse. Je suis recrutée pour revendre les machines et éponger les dettes », explique Virginie Geoffroy, comptable de métier.
La propriétaire russe charge sa directrice de trouver un nouveau modèle économique. « Comme nous sommes à proximité de l’usine Arkéma [qui produit de l’acide amino undécanoïque depuis 1955, ndlr], l’usine est classée Plan de prévention des risques technologiques (PPRT) depuis 2013… Il est donc impossible d’accueillir du public, ce qui réduit les possibilités », admet la financière.
Début des tournages en 2019
En 2017, elle commence à louer des espaces à quelques entreprises comme la Brasserie de la Plaine, le logisticien Mistral Services, et la jeune entreprise So Mochi. Ce qui permet de payer les salaires. Une association d’ébénistes s’installe également en 2018. En repeignant des volets pour le feuilleton Camping Paradis, l’un des menuisiers suggère à l’équipe d’accueillir des tournages.
Réticente au début, Virginie finit par appeler un repéreur national de France Télévisions, François La Rocca, pour une visite. « Je le reçois tête baissée. J’ai un peu honte de l’état de l’usine. Il fait froid, ça craque de partout… Mais au lieu de rester deux heures, il est resté deux jours », raconte la dirigeante.
Et l’histoire de cette transformation commence. L’usine de Saint-Menet accueille son premier court-métrage « Trahis de l’intérieur » en 2019. Le producteur leur apporte également plusieurs tournages de « Plus Belle la Vie » avant l’arrêt de la série par France Télévisions fin 2022.
Conserver le patrimoine d’antan
Mais pas question pour autant de gommer les vestiges de la Chocolaterie de Provence. Sur les neuf silos de sucre qui dominent la Vallée de l’Huveaune, la marque peinte en rose est toujours visible. Une des pièces de fabrication du chocolat est restée dans son jus avec les thermomètres de cuisson. Elle s’appelle maintenant la « navette spatiale » depuis un clip réalisé avec Kungs.
Depuis le lancement de cette activité, l’usine « a accueilli près de 50 tournages », se réjouit Virginie en saluant Philippe Scano, derrière la vitre. Le retraité vient tous les jours depuis son entrée dans l’entreprise en 1980 comme contre-maître chocolatier. « Cette usine, c’est ma maison », murmure-t-il avant de repartir aussitôt veiller sur le bon déroulement de « Plus belle la vie, encore plus belle » reprise par TF1. La série prépare un épisode avec un camion carbonisé au rez-de-chaussée.
Plusieurs autres feuilletons tournent régulièrement comme Bellefond avec Stéphane Bern, Le Stagiaire avec Michèle Bernier. Des marques comme H&M, Adidas et Bouygues ont aussi été séduites par l’ambiance des lieux, comme les rappeurs IAM ou Alonzo qui viennent d’y réaliser leurs clips. « JuL vient tourner demain », trépigne Evgenia.
Manque des financements
Malgré ce nouveau dynamisme, le site n’est exploité qu’à 30%. « Le reste n’est pas disponible car il y a de gros travaux à faire », regrette Virginie Geoffroy. Le montant des rénovations est évalué à 20 millions d’euros, dont un million d’euros pour le toit dégradé et plusieurs millions d’euros pour raccorder l’électricité sur les trois étages.
Si les tournages servent à financer une partie de ces travaux, l’équipe espérait obtenir une partie de l’appel à projets de 350 millions d’euros du Centre national du cinéma (CNC) et de France 2030, La grande fabrique de l’image. « Pendant 30 jours, on a fait que ça », regrette Evgenia.
Mais Saint-Menet n’a rien remporté. Contrairement à Provence Studios qui a raflé 27 millions d’euros pour son projet sur l’usine Saint-Louis Sucre (15e). « Mais on ne se voit pas comme des concurrents, eux c’est la technologie avec les écrans 4K, nous c’est une usine dans son jus », assurent Virginie et Evgenia.
Les deux femmes mettent plutôt cet échec sur le dos des tensions géopolitiques, renforcées depuis le conflit ukrainien. « On sent que ça bloque car notre propriétaire est russe », assument-elles, après avoir tapé aux portes des collectivités locales afin d’obtenir des moyens financiers, sans succès.
Contacté, le CNC rappelle de son côté « une concurrence nationale accrue et encore plus forte à Marseille » concernant l’appel à projets. Au total, 11 dossiers sur 40 ont été retenus sur la partie studios dont Provence Studios est le seul lauréat de la Métropole Aix-Marseille-Provence. « D’autres projets de studios marseillais ont été écartés », précisent des sources proches du dossier. Et d’ajouter : « L’idée était vraiment de favoriser l’émergence de gros studios sur le modèle des infrastructures anglaises ».
Un futur village d’entreprises de l’audiovisuel à Saint-Menet ?
Pour trouver d’autres débouchés, les services de la Ville de Marseille les soutiennent dans l’opérationnel. « La mission cinéma nous aide à trouver des tournages et des entreprises car ils sont conscients que les studios attirent des projets à Marseille », tempère Virginie Geoffroy. Joints par téléphone à plusieurs reprises, les services municipaux n’ont pas répondu.
Les studios de Saint-Menet veulent louer plus d’espaces aux entreprises pour assurer leur stabilité financière. Actuellement, neuf locataires se partagent le site, encore largement vide. « Mais la cohabitation devient difficile entre certaines entreprises et les tournages qui ont besoin de silence, admet la patronne. Certains locataires vont partir d’eux mêmes ».
Leur stratégie est donc d’attirer les entreprises utiles aux tournages afin de créer « une pépinière de l’audiovisuel ». Grâce au bouche-à-oreille « qui va très vite dans le monde du cinéma », un loueur de matériel parisien, Cinésyl, doit d’ailleurs s’installer dès le mois prochain.