A Marseille, la première salle de consommation à moindre risque devrait ouvrir ses portes au premier trimestre 2024. Dans le quartier, des voix s’élèvent contre le projet qui prend une tournure politique.
C’était une promesse de campagne du Printemps marseillais et elle devrait bientôt se concrétiser : l’ouverture d’une “halte soins addictions” (HSA) appelée aussi salle de consommation à moindre risque est annoncée par la Ville de Marseille pour le premier trimestre 2024. Après plusieurs années de recherche, un local a été trouvé au 110 boulevard de la Libération.
L’information a été révélée le 13 octobre par Marsactu. « C’est un beau projet qui se réalise, a commenté la première adjointe Michèle Rubirola auprès du média en ligne. Ça a été compliqué de trouver un lieu qui corresponde au cahier des charges, avec notamment une cour intérieure pour que les gens puissent se reposer sans retourner directement à la rue ».
L’élue en charge de la santé publique avait remis ce sujet sur le devant de la scène à l’occasion des premières Rencontres internationales de la réduction des risques et de la lutte contre les addictions, organisées en 2022 par la municipalité, estimant qu’il fallait trouver un lieu d’environ 400 m2.
Le bâtiment sélectionné, qui a accueilli entre 1927 et 1972 l’Ecole d’Ingénieurs de Marseille, est une propriété de la Ville et dispose de la surface nécessaire ainsi qu’un espace extérieur. Il devrait accueillir jusqu’à 100 personnes par jour, accompagnées par une équipe pluridisciplinaire.
Des maraudes pour venir en aide aux “toxicos”
Souhaitant ouvrir cette « salle de shoot » dans le centre-ville, la mairie avait envisagé des locaux dans les quartiers Saint-Charles et Chapitre (1er), où se concentrent le plus les consommateurs.
Sophie Camard, la maire (GRS) de secteur, a pris position contre la « salle de shoot » en bas des escaliers de Saint-Charles, car il existe déjà une structure d’accueil, qui mérite des moyens supplémentaires. L’élue milite pour un plan Orsec et des unités mobiles pour faire de la prévention et du soin, comme elle le confiait à La Marseillaise.
C’est finalement le quartier Cinq-Avenue (4e) qui a été retenu, juste à la bordure du premier arrondissement.
Le projet est piloté par ASUD qui vient en aide aux personnes souffrant de toxicomanie. À travers ses maraudes et ses différentes actions, l’association souhaite « transformer les ‘toxicos’ en des citoyens comme les autres, bénéficiaires de droits et de devoirs ».
La méthode et le lieu contestée
L’annonce de cette ouverture, boulevard de la Libération, a été froidement accueillie par le CIQ Chapitre-Réformés qui dénonce « une décision unilatérale, pour ne pas dire arbitraire, sans aucune concertation ni consultation citoyennes ».
Le comité d’intérêt de quartier estime dans un message publié sur son groupe Facebook que « les associations de parents d’élèves, les directeurs d’établissements scolaires avoisinants et les associations de commerçants » n’ont pas été prévenus ni impliqués.
« Je suis surprise qu’on nous impose des choix sans concertation, livre Marion Fabre, une habitante du quartier, inquiète. Cette maman dit ne pas comprendre cette « décision hâtive dans un lieu comme celui-ci », qui aurait pu avoir un autre destin.
Certains y voyaient plutôt un espace intergénérationnel, avec une crèche, un lieu d’accueil pour les seniors dans lequel pourraient être organisés des ateliers, parce « qu’ici nous manquons de tout », abonde un riverain. « On veut vivre paisiblement. On a un très joli jardin ici. Aujourd’hui, on nous méprise. Nous, on va s’opposer à ce projet de toutes les façons possibles, jusqu’au bout, de manière légale bien entendu. On n’a pas l’intention de laisser nos enfants croiser des dealers, des toxicos… », dit-il, « choqué, déçu et très en colère. Au lieu de faire une politique participative, comme annoncé durant les élections, on décide en catimini. Ce n’est pas une solution ».
Implantation stratégique et réalité urbanistique
D’autres, comme Pierre, estiment que ce type de structure est indispensable, à condition de prendre en compte la réalité urbanistique et l’écosystème du quartier. « La première préconisation de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), c’est d’être au plus proche des lieux de consommation, c’est très important. Ce choix au 110 pose question sur la fonctionnalité et l’efficacité de la salle ».
Deux HSA existent en France, à Paris et à Strasbourg. L’Europe compte plus de 80 salles de consommation répartis dans 9 pays. Les résultats d’une évaluation scientifique des salles de Paris et de Strasbourg réalisée par l’Inserm et publié en 2021 (40 scientifique et 4 équipes de recherche), montrent des effets positifs sur la santé, un rapport coût-efficacité des SCRM particulièrement favorable à long terme et ne mettent en lumière aucun nuisance sur la tranquillité publique, avance l’ASUD. L’étude montre aussi une baisse notable de la délinquance inhérente à ce type de public très précarisé.
À Marseille, cette problématique se concentre particulièrement dans un triangle Saint-Charles / Réformés / Noailles – Vieux Port. Une installation au niveau de Saint-Bazile ou en haut de la Canebière « serait plus pertinente et aurait plus de sens note Pierre. À partir de la rue Saint-Savournin, sur le boulevard de la Libération, l’écosystème est différent. Ce projet va être remis en question de façon perpétuelle et au bout d’un an l’expérimentation risque de s’arrêter alors qu’on a besoin de ce type de structure. À Lavoisier, à Paris, le lieu est stratégique et ça a toute son importance parce que les maraudes correspondent aussi au lieu d’implantation de la salle ».
Quand le sujet devient politique
Le sujet complexe est aussi prétexte à raviver les tensions politiques. L’ancien maire des 4-5, Bruno Gilles (ex-LR désormais Horizons), a dit « son opposition totale, archi-totale », mercredi 18 octobre, à l’occasion d’une conférence de presse, organisée sur place en présence d’autres élus d’opposition.
« On est tous humains, on sait tous que malheureusement ça peut arriver d’avoir une personne de sa famille qui devienne toxicomane, et si on peut la sauver, c’est une très bonne chose, mais pour le sauver il faut être dans une acceptation du lieu, ici ça ne pourra pas bien se passer », affirme l’élu, devant les habitants du quartier qui se sont invités à la rencontre.
« Si la salle de shoot se faisait ici, vous auriez deux problèmes au lieu d’en avoir un. On exporte juste le problème et on le double. C’est égoïste comme raisonnement, mais économiquement vous allez tuer je ne sais combien de commerces et l’immobilier ».
Bruno Gilles, qui a siégé durant 15 ans au sein du conseil de surveillance de l’AP-HM, en sa qualité de premier vice-président, milite pour trouver un espace à l’intérieur des structures hospitalières. « On peut trouver une solution sur le site de la Conception ou de la Timone pas loin d’ici ».
À l’époque, dans la majorité de Jean-Claude Gaudin, Patrick Padovani, défendait activement l’ouverture d’une SCMR, mais le maire avait donné son feu vert à la seule condition qu’elle se fasse en milieu hospitalier. « Quand on a trouvé un consensus avec les associations, avec l’AP-HM, c’est parce que la salle de shoot était à l’intérieur de l’hôpital de la Timone », souligne Bruno Gilles, qui y était alors favorable.
Michèle Rubirola : « Il faut déconstruire les peurs »
Pour Michèle Rubirola, les inquiétudes sont légitimes. « Je comprends qu’on ne soit pas d’accord. Notre devoir en tant que sachants est de déconstruire les peurs. C’est normal d’être angoissés, car il y a une représentation des usagers de drogues dans l’esprit collectif, nous avons la responsabilité d’expliquer, d’éclairer et ne pas trafiquer la réalité », défend le médecin face à la récupération politique de la droite.
« Si on devait faire ce lieu à côté de chez moi, j’y serais totalement favorable et j’irai même y travailler le soir », nous confie-t-elle.
La première adjointe au maire rappelle qu’il s’agit d’un projet de l’État, qui a alloué un budget de près d’1,5 million d’euros, pour lequel la Ville a mis à disposition des locaux correspondant à un cahier des charges. « Il faut que la structure soit à 20 minutes des lieux de consommation. On s’est appuyés sur les tournées des maraudes qui ramassent d’ailleurs les seringues. Et il ne faut pas croire que les boulevards de Libération et Chave soient épargnés. Régulièrement, les associations ramassent du matériel de drogue », justifie l’élue.
Plus qu’une phase de concertation, que beaucoup estiment désormais obsolète, la Ville va entrer dans une démarche explicative dans les prochaines semaines « car il y a tout un processus d’accompagnement de ces personnes » ajoute Michèle Rubirola. Travail de proximité, sensibilisation des riverains, structuration des différents comités… autant d’actions décisives pour solidifier et faire accepter ce projet, qui attend encore la signature du Ministère de la Santé.
Raison pour laquelle, avant sa validation définitive, Bruno Gilles entend l’alerter sur la situation. « On peut ouvrir une phase de concertation si on peut faire un moratoire sur ce lieu et qu’il peut y avoir autre chose que le 110 boulevard de la Libération. À partir de là, on pourra discuter », assure l’élu d’opposition, avec en main, un document explicatif distribué dans le quartier par ASUD, dont la vocation était d’abord de permettre d’informer sur les objectifs et les résultats d’une telle structure.
Si le sujet n’est pas inscrit à l’ordre du jour du prochain conseil municipal, il risque néanmoins de faire débat dans l’hémicycle ce vendredi 20 octobre. Une mobilisation est prévue devant l’Hôtel de Ville à 8h15.