Ils s’appellent Coco Velten, La Fabulerie, le Tiers-Lab des transitions… Ce sont des espaces où l’on apprend, fabrique, travaille et crée différemment et collectivement. Baptisées « tiers-lieux », ces structures hybrides fleurissent ces dernières années à Marseille qui a vu naître, il y a 30 ans, le premier site du genre en France : la Friche la Belle de Mai.
Lorsqu’il s’agit d’imaginer le Marseille de demain, Matthieu Poitevin a l’esprit critique. Le discours acéré. L’architecte marseillais au langage imagé le dit sans détour : « Moi, je suis là pour emmerder, pousser les murs, renverser la table. Si je ne dérange personne, je ne sers à rien », lâche-t-il depuis le toit-terrasse des Grandes Tables surplombant la Friche la Belle de Mai.
Ce lieu singulier, niché dans le 3e arrondissement de Marseille, c’est 20 ans de sa vie. « Une expérience hallucinante », marquée de coups de cœur et de déceptions. « C’est un peu comme une histoire d’amour, comme si c’était la femme de ma vie, et puis j’ai eu la crise de la quarantaine, donc il fallait que je me casse pour en trouver une autre, et finalement j’y reviens », raconte le directeur de l’agence d’architecture Caractère Spécial.
La Friche, cette grande dame qu’il a contribué à façonner, a fêté ses 30 ans l’année dernière. Pendant longtemps, personne n’a su qu’il en était l’un des pères fondateurs, architecturalement parlant. « Lorsque les gens pensent que ce sont eux qui ont fait la Friche, c’est la plus grosse satisfaction pour moi. L’appropriation, c’est quand l’architecte disparaît au profit de l’architecture. »
Dialogue architectural avec cette grande dame
Dès le début, il a choisi de conserver l’essence même du lieu, où s’établissait autrefois une immense manufacture, l’une des plus importantes de France en 1960, avant son déclin vers 1990. « Il fallait que je touche le moins de choses possible. Je me suis interrogé sur la manière dont je pouvais dialoguer avec cette cette vieille dame pour qu’elle me raconte sa vie et que je puisse la mettre en valeur, sans la lifter. Ce que je ne voulais pas, c’est qu’elle soit tendue comme un string, avec une bouche boursouflée, et que lorsqu’elle ferme les yeux, tout explose. À ce titre-là, on a rendu le projet possible, en le traitant comme un quartier avec des rues principales, des rues secondaires », explique le fondateur de l’association Va jouer dehors.
Et pour lui, il est nécessaire de créer de nouveaux modèles pour fabriquer la ville dans la ville, la construire avec ce qu’elle est et de manière évolutive. En ce sens, la Friche illustre cette vision, car à bien des égards, elle ressemble à la ville qui l’a vue naître.
Dès sa réhabilitation dans les années 90, la Friche s‘impose comme un lieu novateur, sans cesse en mouvement. Mais elle a dû beaucoup travailler pour déstructurer une image d’inaccessibilité et d’élitisme dans le but de s’ouvrir à tous les publics et construire des ponts avec le quartier, qui accueille l’une des populations les plus fragiles de France.
La Friche, mère-modèle
Derrière son immense grille, un univers foisonnant abrite ainsi une mosaïque d’espaces et d’activités, d’événements et d’interactions. Soixante-dix structures y sont installées sur 100 000 m2. 450 000 personnes fréquentent en moyenne chaque année cette petite ville dans la ville avec son playground et ses petits terrains de basket, son skatepark ultra-coloré, empruntent les escaliers rouge recouverts de graffs et d’affiches menant aux salles de spectacles, de concerts et d’expositions d’art contemporain, à sa librairie, sa radio associative, son restaurant et son incontournable toit-terrasse de 8 000 m2, une part importante de son identité.
« Vous n’imaginez même pas le nombre de bagarres pour créer le toit-terrasse, se souvient Matthieu Poitevin en souriant. Le premier truc que Philippe Foulquier [fondateur de Système Friche théâtre, structure originelle de la Friche, ndlr] a dit, c’est ‘faire un resto’. Vu que tout se passe autour de la bouffe, on a fait le resto qui fait 800 m2 avec une cuisine capable de faire 400 couverts/ jour. »
Il accueille aujourd’hui 150 clients par jour, « alors qu’on est à côté du train », sourit l’architecte. Aujourd’hui, la Friche la Belle de Mai est devenue un projet bien plus vaste qu’à ses débuts, associant à sa vocation culturelle une dimension sociale et éducative.
Avec ses espaces autogérés, elle s’impose dans le paysage français comme la mère de tous les tiers-lieux nés ces dernières années. Ils apparaissent toutefois difficiles à saisir, car le terme s’est quelque peu galvaudé au fil du temps, englobant différentes définitions. Il convient d’ailleurs de faire la distinction entre ces lieux hybrides répondant à un besoin de territoire, et les espaces de coworking, incubateurs et autres structures d’accompagnement.
Rester des lieux d’expérimentation
Loin de l’entre-soi, le tiers-lieu, dérivé d’un mot américain signifiant « troisième façon de faire », se caractérise par son ouverture sur l’autre, sur la ville. Un endroit habité d’une multitude d’usages et d’activités, « dans lequel l’inattendu a toute sa place », exprime pour sa part Matthieu Poitevin. « Aussi long- temps qu’on arrive à faire en sorte que ces endroits deviennent des lieux d’expérimentation, d’exploration et de transformation, alors ils restent vivants et continuent d’exister. »
Une méthode éprouvée à Coco Velten. Ce lieu atypique, né en 2019 d’une expérience provisoire, a définitivement pris ses quartiers au cœur de Belsunce. À deux pas de la Porte d’Aix, cet ancien bâtiment de l’État de 4 000 m2, où se mêlent hébergement social, restaurant solidaire et ateliers- bureaux, accueille indifféremment des associations, entrepreneurs, artistes… de l’économie sociale et solidaire, la production culturelle et artistique, l’environnement ou l’éducation. « Une forme de micro- société d’expérimentation un peu alternative, qui consiste à mettre des personnes ensemble et des activités dans un même lieu et voir ce que ça donne », observe Ambre Jouve de Yes We Camp, l’une des associations gestionnaires du site.
Une réponse aux enjeux sociétaux
À Marseille, cette petite fabrique d’espaces communs est aussi à l’origine du parc Foresta, dans les quartiers Nord. Sous les immenses lettres MARSEILLE, la colline non-constructible (sauf sur 1 000 m2) s’est transformée en « parc métropolitain citoyen ».
Avec l’aide des voisins et des structures locales, le collectif Yes We Camp avait investi le site pour créer un espace de déambulation libre dédié aux riverains au sein duquel il est aussi possible d’apprendre, rencontrer et exprimer ses talents par l’intermédiaire d’ateliers, de balades exploratoires, d’événements festifs… Ce tiers-lieu à ciel ouvert avait permis de développer la valeur d’usage de l’espace et, de par sa gratuité et son libre accès, créer un commun propice à la réappropriation citoyenne.
En 2022, Yes We Camp avait donné les clés aux acteurs de terrain, réunis en association. Le parc du 15ᵉ arrondissement est actuellement à l’abandon, comme le révélait récemment le site Marsactu. « En attendant qu’il trouve une nouvelle fonction, des sociétés de terrassements déversent chaque jour des tonnes de gravats sur le site protégé »
Dans le centre-ville, il existe aussi une petite fabrique collective de tous les possibles. Installée au 10, boulevard Garibaldi, La Fabulerie, a vu le jour au cœur du quartier de Noailles, sous la verrière classée d’un ancien hôtel emblématique de Marseille : l’hôtel Astoria.
Depuis maintenant dix ans, dans cet espace se conjuguent différentes activités. Tous les jours de la semaine, le public peut y prendre un café ; déjeuner à la cantine végétale et locale, pilotée par un duo de chefs passionnés ; se former au numérique, découvrir la scène culturelle locale qui y a installé le foyer de ses festivals (FID, Avec le temps…). « Quand on passe la porte de La Fabulerie, on sait d’avance que l’expérience sera au rendez-vous », confie avec enthousiasme, la directrice des lieux, Axelle Benaich.
Développeurs, designers, artistes, start-up, structures socio-éducatives… Aujourd’hui, le tiers-lieu rassemble plus de 500 fabuleuses et fabuleux. Labellisée « Fabriques des territoires » par le ministère de la Cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, La Fabulerie s’est donné pour mission de mettre l’imagination au pouvoir et accompagner les jeunes générations à s’intéresser à leur avenir.
La Fabulerie, la Base, l’Auberge marseillaise, le Tiers-Lab des transitions, le Cloître, Ekonature, l’Epopée… [Voir notre carte interactive] Tous ces exemples confortent l’idée qu’à Marseille, il existe un terreau fertile à l’expérimentation de nouveaux modèles, se traduisant par l’émergence ces dernières années de tiers-lieux correspondant à la transformation du monde du travail et aux nécessaires transitions comme réponses aux enjeux sociétaux et environnementaux.
Ils sont devenus des éléments essentiels de la politique publique dans les territoires, et une aspiration de la société à sortir de l’individualisme, à refaire les choses ensemble, à recréer du collectif, à rendre des choses impossibles, possibles !