À l’occasion des 20 ans du groupe Trace, implanté à Marseille avec Trace Academia et Trace Talent, son président et co-fondateur, Olivier Laouchez, raconte les déboires et les réussites d’une marque au rayonnement international.
Avec ses 29 chaînes de télévision, ses 50 radios FM et digitales dans 190 pays, son studio de production audiovisuelle, ses plateformes digitales… en 20 ans, Trace s’est imposé sur la scène française et internationale comme leader des musiques et des cultures afro-urbaines.
À l’origine de cette folle aventure semée d’obstacles, Olivier Laouchez, un entrepreneur martiniquais. Bercé par la poésie d’Aimé Césaire, séduit très tôt par le monde des médias, il fait le pari de faire rayonner la diversité, en apportant une solution au manque d’exposition audiovisuelle des artistes francophones de hip-hop. Aucun ne misait sur ce projet, encore moins sur la petite équipe de départ. Surnommée la Compagnie Créole, elle a fait face à des campagnes de dénigrement, renforçant paradoxalement la conviction que Trace était un petit ovni qui avait toute sa place dans le paysage médiatique.
L’égalité des chances rythme le quotidien du groupe devenu un tremplin pour la réussite des jeunes. Cet engagement se traduit dans la cité phocéenne par la création de Trace Academia, une plateforme de formation en ligne entièrement gratuite qui offre des cours en lien avec l’entrepreneuriat et donne accès à des opportunités d’emplois.
C’est aussi à Marseille, le lancement de Trace Talent, il y a trois ans, qui donne de la voix tout en ouvrant la voie à de jeunes artistes. Ce programme donne la chance à des passionnés de création musicale de se professionnaliser, grâce à un accompagnement adapté, aux côtés de figures incontournables de la scène marseillaise et française. De passage dans la cité phocéenne, Olivier Laouchez nous raconte comment et pourquoi Trace est née, il y a 20 ans.
Comment résumer l’esprit de Trace en quelques mots ?
C’est une question difficile (sourire). Les valeurs de Trace sont le respect, l’authenticité, la passion, la disruption, la réussite, mais aussi l’audace et l’énergie.
Il y a 20 ans, Trace est né de l’addition d’une vision, d’une volonté, mais aussi de vos influences… Comment vous ont-elles guidées ?
La création de Trace est très liée à mon parcours personnel. Je suis originaire de la Martinique, c’est une île qui a produit de grands penseurs, de grands écrivains, comme Aimé Césaire, Frantz Fanon, Édouard Glissant… ce n’est pas neutre, d’autant que j’ai connu personnellement une grande partie d’entre eux. J’ai forcément été influencé par ça, et par l’histoire, quatre siècles d’esclavage, la colonisation…
Aimé Césaire a écrit un poème intitulé Hors des jours étrangers, dans lequel il dit « mon peuple… quand donc cesseras-tu d’être le jouet sombre au carnaval des autres ? ». Il se trouve qu’il connaissait bien mon papa à qui il a offert ce poème encadré que je voyais tous les jours chez moi. Ça t’incite à prendre ton destin en main. Tout ça a sans doute contribué à mon activisme pour l’égalité des chances, la lutte contre le racisme et toutes les discriminations.
Quelle est selon-vous l’étape fondamentale qui a contribué à la création de Trace TV ?
J’ai toujours aimé le monde des médias. Quand j’étais lycéen, j’avais créé un journal. J’aimais cette organisation de la communication entre des gens, partager de l’information. Ma première expérience média était dans la presse écrite. En Martinique, on n’avait qu’une seule chaîne de télévision qui appartenait au service public, et comme j’ai eu la chance de voyager assez tôt, j’ai vu que dans le monde entier, il y en avait plusieurs. Je me suis dit que ce serait sympa de créer une chaîne de télévision.
J’ai réussi à créer une chaîne locale qui existe toujours, ATV, en 1993, où des personnes comme la journaliste Audrey Pulvar, Georges Bonopéra, producteur de l’émission Echappées Belles… ont commencé leur carrière. Le patron des chaînes du groupe Canal+, Gérald-Brice Viret, était mon directeur d’antenne. J’ai eu la chance de travailler très tôt avec des gens extraordinaires et j’ai beaucoup appris.
À quel moment avez-vous décidé de créer une plateforme globale consacrée aux musiques et aux cultures afro-urbaines ?
Quand on est aux Antilles, dans les années 1990, période de l’explosion du hip-hop aux États-Unis, mais aussi dans le monde et en France, on est forcément influencé. Aux États-Unis, il y avait une chaîne qui s’appelait BET, Black Entertainment Television, qui cartonnait, et moi je voulais faire la version francophone. Je suis parti à Washington pour voir les Américains, ils m’ont envoyé promener (rires) alors j’ai décidé de faire mon truc tout seul.
Mon idée était de proposer une plateforme d’expression, de promotion, d’exposition, de conversation autour des musiques et des cultures afro-urbaines avec non seulement ce pilier hip-hop, mais aussi les musiques caribéennes, africaines, de l’océan indien… totalement oublié par les grands médias. La France, par son histoire, est un pays avec une population diverse, avec des cultures, des musiques et des identités diverses qu’on ne retrouvait pas dans les grands médias traditionnels. Pour moi, c’était très important qu’on arrive à capter cette réalité et à l’exprimer sur un média.
Comment est finalement né Trace ?
Malgré la création de cette première chaîne en Martinique, ça n’a pas été facile, notamment, pour trouver des financements. Par hasard, j’ai rencontré un banquier d’affaire Afro-Américain de passage à Paris, qui travaillait pour Goldman Sachs. Je lui présente mon projet, il trouve ça sympa parce qu’aux États-Unis, c’était normal de lancer des projets de ce genre. 15 jours plus tard, il me dit que ça les intéresse, mais se penche aussi sur l’achat d’un magazine papier, Trace, fondé par Claude Grunitzsky. Il nous demande de voir si on peut réfléchir à un concept ensemble. Je n’y connaissais pas grand-chose en magazine papier, qui plus est aux États-Unis, mais si c’était la condition, j’ai dit « allons-y ».
Goldman Sachs a accepté d’investir dans le projet. On a créé une holding, deux structures, une pour le magazine, une pour le pôle audiovisuel dont j’ai pris la direction. Malheureusement, au bout d’un an, on a arrêté le magazine, car il perdait beaucoup d’argent. J’ai alors pris la direction de l’ensemble du groupe et on a lancé la première chaîne en France.
Le lancement de Trace TV a été le début d’un parcours du combattant qui a duré près de quatre ans. Que retenez-vous de cette époque ?
On a créé ce concept afro-urbain qui n’existait pas trop. Quand on s’est lancé en France, ça été très compliqué, car les annonceurs ne venaient pas, disant « ces gens-là n’ont pas d’argent », « ces gens-là, ça ne nous intéresse pas ».
En France, nous faisions face aux blocages systémiques de certains acteurs puissants qui, clairement, ne souhaitaient pas que de jeunes noirs aient un pouvoir économique et médiatique. Le CSA de l’époque a bloqué tous nos projets de lancer des chaînes TV sur la TNT (Télévision Numérique Terrestre) nationale et régionale. Quand nous avons essayé de comprendre pourquoi, alors que nos dossiers de candidatures étaient excellents, le président du CSA nous a répondu que la TNT n’était pas « pour des gens comme vous ».
Tout le monde se moquait de nous. Au début, on était dans un petit bureau et quand les gens passaient, c’était « Décalécatan, décalécatan, ohé, ohé », c’est vrai, mais ça nous motivait. Les premières années, on a failli mourir quasiment tous les mois, ça nous a rendus plus forts… Économiquement, on a tenu le coup, mais on s’est aussi dit qu’en France, c’était vraiment compliqué. Ça a été un déclic pour le développement à l’international.
En France, nous faisions face aux blocages systémiques de certains acteurs puissants qui, clairement, ne souhaitaient pas que de jeunes noirs aient un pouvoir économique et médiatique.
On a réussi très vite à avoir des contrats de distribution en Afrique, dans les Caraïbes… et on a commencé à développer Trace autour de trois pôles : la France métropolitaine, l’outre-mer et l’Afrique, et pourquoi pas aller dans les territoires non-francophones. On a signé des contrats de distribution dans les pays anglophones et lusophones. On a par exemple eu une chaîne éphémère durant un mois pour tester le concept. Et ça a marché.
Que représente le groupe Trace aujourd’hui ? Et quels sont les contenus que vous proposez ?
Aujourd’hui, on a des abonnés payants actifs sur plus de 29 chaînes et dans plus de 190 pays. Le siège social est en France et nous avons 13 filiales dans les Caraïbes, en Angleterre, Côte d’Ivoire, Brésil, Sénégal, Afrique du Sud, Kenya, Nigéria, Cameroun…
Au fil du temps, on a beaucoup localisé les chaînes, soit pour des pays, soit pour des régions, parce que même s’il peut y avoir des choses communes, les identités, les modes de consommation sont différents. On voulait avoir des médias gratuits. Nous sommes dans des bouquets payants, mais on a quand même réussi avec certains opérateurs à être gratuit, sur les box Orange par exemple.
Globalement, on est sur des chaînes avec en moyenne 80% de musique puis 20% de contenus éditoriaux, très lifestyle, liés à l’expression de ces cultures locales, des concerts, des documentaires sur des célébrités, des réussites, sur l’empowerment… Nous avons quelque 350 millions de téléspectateurs et auditeurs, car on a aussi eu l’opportunité de créer des radios FM. On a 7 radios nationales (Kenya, Sénégal, Congo, Côte d’Ivoire…).
À Marseille, on a une radio en DAB+ qui va un jour remplacer la FM. Nous avons aussi 23 millions d’abonnés sur les réseaux sociaux, très présents sur Instagram, et 280 salariés dans le monde.
Vous avez également lancé un studio de production audiovisuelle basée en Afrique du Sud. Pour qui produisez-vous ? Et quels formats ?
Trace Studio produit des films, des séries, des documentaires… pour Netflix, France TV, des broadcasters en Afrique… On fait aussi de la distribution de contenus audiovisuels pour les programmes que l’on produit, mais aussi pour des tiers. On est la porte d’entrée pour faire rayonner le cinéma nigérian par exemple, ou d’outre-mer… On sert d’intermédiaire. D’ailleurs, on a également lancé Trace For Artists.
Il y a énormément d’artistes indépendants qui ne comprennent rien à l’industrie de la musique, qui est super-compliquée. On les accompagne pour leur permettre de gagner de l’argent avec leur talent. On leur fournit les solutions de distribution, de publishing, produire leur clip vidéo, des séminaires… 35 000 ont signé avec nous pour ces services.
À Marseille, il y a beaucoup d’artistes, mais qui manquent souvent de promotion.
Mettre en lumière les talents, c’est l’ADN de Trace. Devenu entreprise à mission en 2021, le groupe s’est encore plus engagé pour permettre à la jeunesse de réussir avec la création de Trace Academia et de Trace Talent, nées à Marseille d’ailleurs. Quel bilan tirez-vous de ces deux premières saisons ?
La troisième édition de Trace Talent a été lancée cette année. Trace Talent est né du constat que les jeunes, par passion, se lancent dans les industries culturelles et créatives, et ne concrétisent pas forcément ce rêve, car ils pensent que ce n’est pas fait pour eux, et en ont parfois une vision erronée. Notre projet vise à tester in situ, via l’apprentissage par le geste. C’est un programme haut de gamme, qui permet d’acquérir de la compétence, grâce aux sociétés de production et d’audiovisuel, aux acteurs de l’éducation innovante qui proposent des ateliers disruptifs (coaching, développement personnel, soft kills…).
48 jeunes ont participé aux deux premières saisons. La première était autour des métiers de la musique, son, les beatmakers, la deuxième, sur les métiers du business de la musique et il y a de belles histoires. L’un des jeunes de la première promotion a déjà trois disques d’or. Un autre a consolidé sa société d’attaché de presse. À Marseille, il y a beaucoup d’artistes, mais qui manquent souvent de promotion. On est vraiment un accélérateur. On a fait de ce programme une téléréalité qu’on diffuse ensuite sur nos chaînes.
Quelle est la thématique de cette année ?
L’audiovisuel. En équipe, chacun doit rendre un projet final à l’issue du programme d’une centaine d’heures, réparties avec un cadre pédagogique, pour aller jusqu’à l’évaluation finale devant un jury composé souvent de personnalités. Ils vont travailler sur un titre de EMKL, un artiste marseillais, signé en maison de disques et qui a accepté de participer au projet. Et sur l’audiovisuel, nous avons comme partenaire HyperFocal, la société de production des Déguns. La Ville de Marseille est aussi l’un de nos partenaires.
Avec la plateforme de formation en ligne Trace Academia, le but est de propulser les jeunes vers la réussite, avec l’acquisition de compétences. Votre ambition est de former 25 millions de jeunes. Où en êtes-vous de ce projet ?
Nous avons ainsi lancé Trace Academia en mai 2022, après trois ans de R&D portés par la Fondation Trace pour la réussite des jeunes. Trace Academia est parti du même constat que beaucoup de jeunes ont du mal à lever les freins pour réussir. En Afrique, où nous sommes très implantés, 80% des jeunes ne font pas d’études supérieures. Comme ce public, c’est notre public télé et radio, on discute beaucoup avec lui. Et au-delà du divertissement, il nous dit « aidez-nous à réussir professionnellement ».
Au départ, on voulait créer des écoles, mais ça prend du temps, ça coûte cher. On est arrivé à la conclusion qu’il fallait faire une plateforme de formation en ligne gratuite pour être accessible au plus grand nombre, mais surtout innovante dans le contenu pédagogique. On fait un certain nombre d’études, aidé par le gouvernement qui nous a octroyé une subvention de 500 000 euros du fonds du ministère de l’Économie et de Finances et qui a permis la naissance sur Trace Academia de formats courts avec beaucoup de consolidation des acquis, des qualifications en fin de parcours.
La culture hip-hop a toujours été une culture engagée.
On est focalisé sur les compétences, avec aussi toute une dynamique qui permet aux jeunes de mieux se connaître, mieux se comprendre et avoir confiance. On ne peut pas réussir si on n’a pas confiance en soi. Le troisième pilier de la plateforme, c’est la connexion vers l’emploi en créant des passerelles pour trouver un job. On a mis en place un écosystème via la plateforme et en-dehors, avec nos partenaires entreprises qui co-financent avec nous les cours et d’autres.
On a déjà un million de téléchargements de la plateforme qui a vraiment démarré en mai 2022. Actuellement, 150 000 jeunes ont été formés. Pour atteindre les 25 millions, tout dépendra de nos capacités à mobiliser des partenaires pour aller plus loin, mais en ce moment nous en sommes à 5 00 téléchargements par jour.
Dans votre combat pour une meilleure représentation de la diversité dans le paysage médiatique français, vous avez mis en demeure Médiamétrie, il y a quelques années. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Même s’il y a des progrès dans la représentation, notamment dans la publicité, ça reste un combat permanent, rien n’est acquis. On a atteint une taille qui nous permet d’être encore plus engagés et on va être encore plus acteur et activiste de ce que je considère comme une priorité en France : la mesure de la diversité. Il faut qu’on accepte de mesurer cette diversité, pour qu’on puisse offrir les mêmes chances que les autres à une partie de la population qui est discriminée.
La culture hip-hop a toujours été une culture engagée. Et les évolutions de la société française, avec une polarisation, une radicalisation et une montée du racisme, rendent nécessaire l’expression de messages et de voix différentes, plus ouvertes, plus diverses.