Cela fait quelques mois que 247 artistes ont pris leurs quartiers dans un imposant immeuble boulevard Romain Roland, à Marseille. Une expérience inédite et éphémère, portée par Yes We Camp, dans le cadre du projet Buropolis. Reportage au coeur d’une ruche où l’art s’expose sous toutes ses formes.
Depuis quelques mois maintenant, les blouses roses côtoient des artistes, des enfants participant à des ateliers créatifs et ludiques, des employés de la mairie du 5e secteur à l’heure du déjeuner ou pour un café, accompagné d’une douceur préparée par la cantine de La Fabulerie. Tout ce petit monde a pris possession de l’imposante barre d’immeuble de bureaux, boulevard Romain-Rolland, à deux pas du métro Dromel.
Ici, c’est Buropolis. Le lieu est devenu un carrefour culturel où les échanges sont permanents. Un espace de co-working artistique géant qui se déploie sur 12 000 m2 et s’élève sur 9 étages. Le site, en cours de rachat par le promoteur Icade, pour créer des logements sociaux, est voué à la démolition. Mais pas avant juin 2022. En attendant, le propriétaire actuel, La Compagnie Vauban, a accepté le nouveau projet d’occupation temporaire de 18 mois, porté par l’association Yes We Camp. Avec pour ambition d’y proposer une programmation culturelle variée et expérimentale, « faisant autant office de fourmilière que de laboratoire ».
« Des lieux de ce type sont rares »
Un an après le lancement, ça fourmille d’idées et de projets au cœur de cette ruche d’un nouveau genre, car derrière chaque porte se trouve un univers particulier où l’art s’expose sous toutes ses formes. Designers, architectes, plasticiens (peinture, sculpture…), musiciens, photographes, costumiers, artisans d’art… 247 artistes ont posé leurs outils, toiles et autres instruments à Buropolis. Les demandes pour intégrer cette cité éphémère ont été très nombreuses, « car des lieux de ce type sont rares », commente Raphaël Haziot, coordinateur du projet pour Yes We Camp.
Venu des quatre coins de la France et centré autour de l’art et de la culture, le collectif pluridisciplinaire Amer a fait de Buropolis son « ministère » pour un temps. Il fait partie des nombreux résidents ayant répondu à l’appel à manifestation d’intérêt lancé en janvier dernier, pour intégrer les locaux. « On cherchait un atelier qui puisse être modulable et polyvalent le jour, et le soir pour organiser des événements, des vernissages, lectures, concerts, projections…. », explique Arnaud Arini, l’un des membres, dans ce vaste atelier situé au 3e étage, dans lequel il laisse libre cours à sa créativité.
Sa spécialité : l’installation vidéo. « Je m’intéresse beaucoup aux techniques cinématographiques d’Hollywood, du cinéma en général sur les différentes époques, les questions de genre aussi, les nouvelles technologies et les nouvelles communications », explique-t-il, tout en façonnant le moule de son futur personnage anthropomorphique.
Formation et création à tous les étages
C’est un autre genre de film qui se tourne un peu plus haut dans les étages. 36 jeunes étudiants se forment aux métiers du cinéma et de l’audiovisuel, avec comme moteur la pratique de terrain. L’école Kourtrajmé (court-métrage en verlan) a également posé ses caméras à Buropolis. Toujours en recherche de mécènes, la structure pense déjà à la suite de l’aventure puisque dans quelques mois il faudra plier bagages. Pour l’heure, elle profite de tout cet écosystème local.
L’interaction et la richesse des échanges. C’est justement ce qu’est venue chercher Juliette. La jeune femme, qui a longtemps travaillé en bijouterie traditionnelle, ne se voyait pas évoluer dans un milieu trop cloisonné. Elle préfère laisser exprimer son originalité. Après son petit atelier de confection à domicile, elle jouit aujourd’hui d’un cadre de travail spacieux, doté d’une vue imprenable sur la cité phocéenne, pour revaloriser des bijoux anciens.
La jeune femme occupe l’un des deux plateaux collectifs de 250 m2 qu’elle a contribué à retaper intégralement dans le cadre des chantiers participatifs ouverts au démarrage du projet. « L’immeuble avait été curé en vue des travaux ». Il a fallu monter les cloisons, poser des placos, installer des toilettes. Une entreprise colossale menée par « une cinquante de personnes sur un mois environ. L’occasion aussi de mieux se connaître et de tisser des liens », ajoute Raphaël.
Entre surface imposante à 3 euros du m2 et petits ateliers individuels pour lesquels les artistes doivent débourser environ 10 euros le m2, Buropolis compte aussi au tout dernier étage un espace de 1000 m2 réservé aux programmations et expérimentations, ouvert au public.
Après l’artiste-plasticien, Truc-Anh, des Beaux-Arts de Marseille qui a inauguré cette salle d’exposition en juin dernier, les résidents peuvent y présenté leurs projets curatoriaux et travaux personnels… Avec leurs récits multiples et histoires oniriques, le collectif Chic d’amour a invité trois artistes Sarah Korzec, Vincent Naba et Léa NaBa. Cette dernière y a d’ailleurs laissé son empreinte « autour de l’esthétisation de l’amour », explique le commissaire d’exposition Julien Bourgain.
Marseille, un nouvel « eldorado » pour les artistes
Dans un monde où l’art contemporain est très concurrentiel, Buropolis tente de changer la donne, en créant de l’altérité et une très grande hétérogénéité dans les pratiques. « C’était très intéressant de créer un lieu où la mise en concurrence n’existe pas, d’offrir des projets coopératifs, transparents, où l’on essaie d’utiliser la force collective pour arriver à quelque chose d’autre », assure Raphaël, pour qui Buropolis est un « projet utile à l’échelle de la ville ».
La parenthèse va se refermer dans six mois. Il espère que cette expérience aura acquis « une force symbolique, médiatique et une reconnaissance institutionnelle », pour ouvrir d’autres perspectives. Dans une ville, pourtant capitale européenne de la culture en 2013, les espaces de production à destination des créateurs manquent, avec moins d’une vingtaine d’ateliers mis à disposition par la municipalité.
Yes We Camp mène actuellement une réflexion avec la Ville de Marseille sur la manière de créer des structures plus pérennes sur le même modèle que Buropolis, à destination des jeunes artistes sortant de l’école pour lesquels la durée idéale serait d’au moins 3 ans et « pour les artistes plus établis dans leur carrière et leurs réseaux, il faut de grands espaces de travail, plutôt des hangars ».
Pour Raphaël, l’achat collectif de bâtiments en Scic serait une solution. Une manière de répondre à la forte demande « car ces dernières année, avec Paris, Marseille est de plus en plus perçue comme « l’eldorado » par les artistes de la France entière qui viennent s’y installer, poursuit-il. Il faut permettre à ces artistes de s’inscrire dans le temps ».