Originaire de la mer rouge et de l’océan atlantique, le crabe bleu envahit les côtes de la Méditerranée, menaçant la pêche et la biodiversité locale. Et si sa régulation passait par la gastronomie ?
Le crabe bleu se déplace en pas chassés sous l’eau. Ses petites pinces bleutées le dotent d’un apparat unique, élégant et exotique. Mais, sous sa jolie carapace, cette espèce originaire de la mer rouge et des côtes atlantiques américaines prolifère rapidement dans les lagunes de la Méditerranée depuis 2020, allant jusqu’à bouleverser la pêche locale et la biodiversité environnante.
Filets déchirés, poissons mutilés, diminution des captures… ce carnassier omnivore avale tout sur son passage. Poissons, moules, huîtres, palourdes ou anguilles, il marche même sur les plates-bandes d’autres espèces de crabes et poissons endémiques de la région.
En Méditerranée, on recense deux espèces de crabes bleus. Le Portunus segnis (crabe bleu nageur) provenant de la mer rouge et de l’océan indopacifique qui a colonisé le sud et l’est de la Méditerranée, la Tunisie, l’Egypte, la Libye, Chypre et la Turquie, en passant par le canal de Suez.
Tandis que le crabe bleu présent dans notre région est le Callinectes sapidus (crabe bleu américain) originaire de l’océan atlantique dont « les larves ont été transportées dans les réservoirs des bateaux commerciaux », explique Guillaume Marchessaux, chercheur de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) à Marseille, spécialiste des espèces invasives.
Une invasion accélérée par le réchauffement climatique
Son tout premier signalement en Méditerranée remonte à 1962 dans l’étang de Berre, à l’ouest de la métropole marseillaise. « Ça a mis 60 ans pour qu’il se développe. Il a fallu attendre une diversité génétique pour qu’il se reproduise de mieux en mieux, reprend Guillaume Marchessaux. Le réchauffement climatique a accéléré le processus ces dernières années car on estime qu’ils sont en parfaites conditions entre 24 et 30 degrés ».
Son taux de reproduction est d’ailleurs très élevé. Une femelle peut pondre jusqu’à deux millions d’œufs plusieurs fois dans l’année, selon le Gipreb syndicat mixte chargé des études scientifiques portant sur l’évolution de l’écosystème de la lagune de Berre. Elle est également en capacité de « faire des réserves de spermatozoïdes pour s’autoféconder quand elle le souhaite », précise l’expert.
D’autant que cette espèce n’a aucun prédateur. Ce qui empêche donc sa régulation naturelle. « Le crabe bleu mange ce qu’il veut, où il veut, quand il veut… sans risquer de se faire chasser. C’est la vie royale », plaisante le spécialiste encore avide d’en découvrir sur ce petit crustacé.
Près de 60 pêcheurs potentiellement impactés
Aujourd’hui, le crabe bleu américain est présent en Camargue, dans l’Etang de Berre mais aussi dans la rivière de l’Huveaune à Marseille. Entre septembre 2023 et août 2024, les pêcheurs berrois ont relevé la présence de plus d’une centaine d’individus.
« Ce sont près de 60 pêcheurs professionnels qui pourraient être impactés », a prévenu la Région Sud lors de sa séance plénière fin juin. L’invasion du crabe bleu impacterait aussi les peuplements des palourdes alors que 78 pêcheurs à pied en vivent sur l’étang.
Stopper cette invasion devient alors une urgence pour la collectivité. Elle s’est d’ailleurs engagée à « se positionner aux côtés des professionnels de la pêche » en travaillant sur « la création d’une filière de valorisation et de commercialisation de cette espèce invasive », peut-on lire dans le rapport.
Comment réguler le crabe bleu ?
Avant la France, la Tunisie a connu une forte invasion de crabes bleus sur ses côtes en 2014. Mais au lieu de subir, le gouvernement a aidé les pêcheurs a régulé sa présence en mettant au point des nasses circulaires résistantes pour les capturer.
Les Tunisiens ont ainsi vite compris que le crabe pouvait devenir une ressource. Les usines de transformation ont poussé comme des champignons. « Au départ le crabe bleu était vu comme le terroriste, les pêcheurs l’appelaient Daech. Alors que maintenant, ils l’appellent l’or bleu », insiste Guillaume Marchessaux. Si bien que, 10 ans plus tard, « le crustacé est presque menacé », alerte le chercheur.
Comme la Tunisie, d’autres zones impactées lancent différents plans de régulation. Depuis 2023, l’Italie axe son action sur l’achat de matériel résistant, puis sur la création d’usines de transformation.
Alors que la Corse met au point deux périodes de pêche dans l’année pour limiter la reproduction : avant que les petits crabes soient matures et avant que les femelles migrent pour pondre leurs œufs.
Apprendre à cuisiner et à manger
Quelque soit la manière de réguler cette espèce invasive, le chercheur marseillais vante la nécessaire acculturation à le déguster : « En Méditerranée, les gens mangent des petits crabes verts qu’on retrouve dans la bouillabaisse. Mais il n’y a pas encore la culture à décortiquer de gros crustacés comme en Bretagne ».
Proposer des recettes attirantes est donc crucial pour sensibiliser les consommateurs. Dans ce sens, le chercheur a coécrit, avec ses collègues de l’Institut national agronomique (INA) de Tunisie, un ouvrage gratuit et consultable en ligne répertoriant une trentaine de recettes.
Les femmes de pêcheurs y présentent des couscous, tajines, brick à base de crabe bleu, reconnu pour ses bienfaits nutritionnels : faible en matière grasse, riche en acide gras oméga-3, en vitamine B, B12 et B9 et source de sélénium, de cuivre et de zinc.
« L’exploration par les Tunisiennes des potentialités culinaires offertes par la présence des crabes bleus revêt une valeur exemplaire en Méditerranée », affirme Daniel Faget, spécialiste des pêches méditerranéennes à Aix-Marseille-Université (AMU) sur la préface du livre.
Selon le maître de conférence en histoire moderne, elle pourrait « aider les sociétés méditerranéennes à sortir d’un discours catastrophiste et finalement stérile » et à s’adapter aux sur les effets du changement global. À méditer.