Quand on l’observe depuis la Corniche, niché entre deux falaises calcaires, avec ses cabanons colorés et ses pointus amarrés à la file, le Vallon des Auffes offre un tableau figé, ou presque. Pourtant, derrière son image idyllique, ce petit port vit et se transforme : entre traditions maritimes, pression immobilière et afflux touristique, des habitants essayent de préserver l’âme du lieu, tout en s’adaptant.
En ce vendredi des vacances de Pâques, le thermomètre affiche à peine 14 degrés, mais les terrasses sont déjà pleines. Sur celle du bar à tapas Viaghji di Fonfon, les conversations s‘entremêlent en français, en anglais, en néerlandais, valises posées contre les mange-debout. “Dès que les beaux jours arrivent, c’est le défilé. J’entends cinq ou six langues différentes par jour”, raconte Jean-Pierre Jativa en raccommodant un filet de pêche. Il ne vit pas au vallon, mais travaille pour l’un des quatre derniers pêcheurs professionnels encore en activité ici. Quatre seulement, là où, “il y a quelques années, une vingtaine de bateaux sortaient quotidiennement en mer, raconte Charles Cieussa. Maintenant, la plupart des 104 places au port sont occupées par des plaisanciers. Les pointus en bois sont remplacés par des coques en plastique.”
Charles, président de l’Amicale des pêcheurs plaisanciers (APPVA), est l’un des doyens du quartier. “Quand le palais du Pharo a été construit, les pêcheurs de l’anse ont été déplacés ici. Puis sont arrivés les Génois, saisonniers au départ, dont certains ont fini par s’installer”, explique-t-il. Lui-même descend de ces lignées de marins venus de la côte ligure italienne, et vit dans le cabanon familial au bord de l’eau. C’est ainsi que le lieu s’est façonné, ancré aux traditions maritimes et dont il tient même son nom : l’aufo, en provençal, était la plante traditionnellement utilisée pour confectionner les cordages des navires.
Entre le manège incessant des camions de livraison, des riverains tentant de se garer et des terrasses bondées, le Vallon des Auffes d’aujourd’hui n’a plus grand-chose en commun avec celui qu’il a connu avec son ami d’enfance René Rossi. Petit, ils profitaient de la “piscine naturelle” du vallon, tandis que leurs camarades de classe partaient en colonie de vacances. “On passait l’été en maillot de bain, pieds nus, à pêcher aux moules. On était dans l’eau 15 heures par jour, se souvient René. Il y avait une boulangerie, deux épiceries, même un salon de coiffure. Aujourd’hui, il reste surtout des restaurants. Le dernier commerce de proximité a fermé il y a dix ans.”
Ce qui tient encore le vallon à son identité originelle, c’est la poignée d’irréductibles pêcheurs. Anthony Grondona est l’un d’entre eux. Cinquième génération de marins, il sort chaque matin à bord du Jean G. “C’est mon arrière-arrière-grand-père qui a construit les premiers cabanons ici”, affirme-t-il. Le premier, la Cagnia, sert encore de réserve pour le matériel. À quai, Anthony trie les saupes, rougets, rascasses, lottes et poulpes, que sa mère vend sur le Vieux-Port et qu’il livre aux restaurants du coin.
Certaines choses ne changent pas. Comme tous les matins depuis 1952, Chez Fonfon, institution culinaire du Vallon, la carte s’écrit en fonction de la pêche du jour. “Dès 6h, les pêcheurs commencent à m’appeler pour me dire ce qu’ils ont, explique le chef Thibault Verdeil. Dorades, merlans, langoustes, et bien sûr, l’immanquable bouillabaisse. On cuisine selon la mer.” Le restaurant, complet midi et soir, revendique une identité typique mais pas figée, haut de gamme mais familiale. “Tous les travailleurs du vallon se connaissent, c’est comme un petit village. Mais la plupart ne vivent pas sur place”, remarque le cuisinier.
En fin de journée, une lumière dorée rase les façades et les quais se remplissent à nouveau. Madeleine, serveuse au Viaghji, observe les allées et venues depuis plusieurs saisons : “La clientèle a clairement changé. En hiver, ce sont surtout des habitués. Mais l’été, c’est de plus en plus touristique, et l’affluence devient compliquée à gérer”, confie-t-elle en servant un verre de rosé. “Le lieu est magnifique, mais pour certains, ce n’est qu’un décor. Quelques clients s’intéressent à l’histoire, d’autres sont là pour faire des stories.”
Le Vallon des Auffes continue de fasciner, et les réseaux sociaux y contribuent largement. “Nos cabanons, avant, personne n’en voulait, reprend Charles Cieussa. Et puis, ça s’est emballé. Maintenant, ils se vendent au prix d’une villa.” Son fils Yann, pêcheur à la canne, a dû amarrer son bateau au Vieux-Port et quitter le quartier. La pression immobilière se double d’une érosion du lien social. Pour y résister, l’APPVA mise sur la convivialité.
En plus des deux concours de pêche annuels, l’association a lancé des voisinades, grands repas partagés entre anciens habitants et nouveaux venus, autour d’un plat de pâtes ou d’une paëlla, au pied de la grue du carénage. “Une fois, on était dix. Une autre, cinquante ! On essaie de garder un esprit accueillant, sourit Charles. Même si certains nouveaux ne se montrent jamais, comme ceux qui font de la location de courte durée”, ajoute Yann Cieussa. “C’est en partie à cause de cela, et des acheteurs parisiens et étrangers avec plus de moyens, que les prix ont explosé. On ne peut pas nier que l’âme du quartier se perd, c’est dommage. Les anciens s’en vont, et ne sont pas remplacés.”
Du côté du bassin, l’Association des Amis du Vallon des Auffes (AVA) organise des expositions artistiques à ciel ouvert et sensibilise les visiteurs à la préservation du site avec des ramassages de déchets en paddle. Quelques mètres plus loin, les rochers de la digue restent un espace ouvert à tous. On vient s’y poser pour prendre l’apéritif, piquer une tête ou admirer le coucher de soleil. Ambdoul, 23 ans, casque de scooter sous le bras, contemple la scène. “J’ai vu passer des images sur Instagram. Je me suis dit que ce serait l’endroit parfait pour amener ses amis de Paris… ou sa gâtée, donc je viens faire du repérage”, plaisante-t-il. Originaire du 10ᵉ arrondissement, il avoue n’avoir jamais mis les pieds dans ce recoin de sa propre ville. “Franchement, c’est encore plus beau que ce à quoi je m’attendais.”
Texte et photos : Olivia Chaber