Dans « Marseille trop puissante », la journaliste Margaux Mazellier fait dialoguer 50 ans de luttes à travers une trentaine de portraits de Marseillaises. Plusieurs générations de féministes se racontent, mettant en lumière un lien invisible qui résiste au temps. Un héritage… puissant !
C’est à la Plaine que le rendez-vous est fixé. « Marseille trop puissant », le nom du groupe de supporters (MTP) claque en bleu et noir sur les murs des kiosques de cette place emblématique de la cité phocéenne. Un clin d’œil amusant, car c’est de cette « Marseille trop puissante » que Margaux Mazellier va nous parler ce jour-là. Le titre de son livre à paraître aux éditions Hors d’atteinte ce 16 février prochain.
Un livre qui retrace « 50 ans de féminisme dans la ville la plus rebelle de France ». 50 ans de luttes joyeuses, chaotiques, difficiles et conflictuelles dans une ville qui dit beaucoup de la France que l’on qualifie – trop – souvent de « rebelle ».
Cliché ? Il convient de prendre ce terme « à rebours », justifie cette Marseillaise d’adoption, qui se plaît dans cette ville en perpétuel mouvement, et dans laquelle les habitants ont plus d’une fois démontré « leur capacité permanente à rebondir, à être à des endroits où on ne les attend pas. Une ville qui a une capacité à s’indigner, s’insurger, ne pas se laisser faire… Ça dit beaucoup de la puissance des Marseillais ».
Porter la voix de ces héroïnes du quotidien
Cette jeune gardoise a toujours voulu être journaliste. « Mon père m’a offert mon premier dictaphone à 8 ans », confie-t-elle, en sirotant un thé à la menthe. Avant de poser ses valises dans la deuxième ville de France, elle a travaillé quelques années au Maroc (Casablanca) d’abord pour un journal local, puis principalement comme correspondante pour d’autres médias (Jeune Afrique, Middle East Eye…).
Et comme beaucoup de ceux qui embrassent ce métier-passion, elle est animée par l’envie de raconter des histoires, « et surtout celles qui n’ont pas encore été racontées ». C’est bien ce qui l’a guidée pour ce projet démarré il y a seulement un an et demi, sur une idée de sa maison d’édition. Mettre en lumière la parole des invisibles « pour raconter une ville et une époque ».
Porter la voix de ces héroïnes du quotidien pour laisser bien plus qu’une trace à travers les générations. « L’idée était de documenter des parcours de vie, d’avoir une archive orale – parce que ce ne sont que des témoignages de personnes vivantes – de ce que c’est d’être une femme, une personne sexisée* aujourd’hui, mais il y a aussi 50 ans. Archiver ces histoires-là pour qu’il y ait un document, ce qui n’est pas vraiment le cas aujourd’hui ».
« Certaines parlent haut, d’autres ne font pas de bruit… »
Avec ses fractures urbaines et sociales, Marseille a poussé ces femmes à être encore plus puissantes. Grâce à la technique de la chaîne narrative, comme on se passe un témoin – « c’est-à-dire qu’une personne en recommande une autre, qui m’en recommande une autre ou d’autres, etc… » – l’autrice fait ainsi parler les créatrices, animatrices, défenseuses, militantes grâce à qui ont existé ou existent le Planning familial, le MLAC, les bars lesbiens, les Cagoles de l’OM, des mouvements contre les violences policières ou encore des associations transféministes… « Avec un positionnement que j’ai dû avoir pour le choix des portraits, tout en respectant la chronologie du texte. L’enjeu était d’incarner ces histoires tout en étant dans une temporalité qui raconte “LA” grande histoire ».
Et si la plupart ont débuté leur propos en confiant de ne pas avoir « grand-chose à raconter », toutes ou presque ont pleuré en réalisant que pour la première fois quelqu’un les écoutait se raconter. Se dévoilent ainsi Julia, 93 ans et sa petite-fille Camille, 34 ans. Marie-Claude, 70 ans, Patricia (67 ans), Yamina (63 ans), Cécile (58 ans), Amina, 39 ans, Salomé, 28 ans ou encore Sihem et Hanen, 16 ans… 33 personnes entre 16 et 93 ans, vingt-deux portraits, individuels et collectifs, retraçant cinquante ans de féminismes à Marseille, de 1970 à nos jours.
« Certaines parlent haut, d’autres ne font pas de bruit, mais guérissent tous les maux, d’autres encore portent des T-shirts léopard, sont épuisées par une vie de colère, ont le nez fracassé par des années de boxe ou crient plus fort que les hommes au stade… Toutes ont au moins deux points communs : elles appartiennent à une longue lignée de femmes et de minorités de genre qui se sont battues pour prendre leur place ; elles sont reliées à Marseille », écrit Margaux Mazellier.
De 1970 à MeToo
La journaliste s’est ainsi employée à dérouler ce cordon invisible au fil des pages et des époques. « On s’est dit : post-68, c’est quand même une date charnière ». Le livre est découpé en 4 parties avec d’abord les années 70, « hyperfortes pour le féminisme avec le MLF et le MLAC [Mouvement de libération des femmes et Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception, NDLR] avec trois portraits ».
Les années 80-90 « où là, on parle plus d’autonomisation lesbienne au sein des luttes féministes, de lutte contre le sida… 2000-2010, ce sont plutôt les luttes contre l’exclusion sociale, l’islamophobie, et la dernière c’est vraiment MeToo. On a mis ‘féminisme’ au singulier sur la première page, mais en réalité on évoque bien des luttes féministes ».
Alors que l’inscription dans la Constitution de « la liberté garantie » pour les femmes d’avoir recours à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) a été adoptée en première lecture, à l’Assemblée nationale, lors d’un vote solennel mardi 30 janvier, « Marseille trop puissante » porte la voix de celles qui « ont ouvert les portes » pour que d’autres puissent ouvrir les suivantes ; raconte ces émancipations qui ont permis à d’autres de prendre leur place, de s’imposer, faire souffler un vent de liberté.
« Je pense par exemple à Camille G. qui a ouvert des cours de boxe en mixité en plein air au Pharo. Elle offre un espace safe à des femmes et des minorités de genre. Elle utilise ce qu’elle a acquis d’expérience de ces années de boxe pour donner cette force-là à d’autres. Si on reste dans le sport, je pense à Mathis (Esbri, 32 ans) des Drama Queers Football Club, association de football transféministe et qui a permis à des personnes d’occuper des terrains de foot à Marseille, des lieux majoritairement occupés par des hommes ».
« Yamina est à l’intersection de plusieurs luttes »
Margaux découvre au fil de ces rencontres « qu’on a tendance à parler de Marseille comme la capitale du queer. Il y a des lieux dédiés et des associations, mais les luttes trans, lesbiennes ont un ancrage bien plus ancien », poursuit la jeune femme, spécialisée dans les questions de genre et de migrations.
Elle évoque le portrait de la sociologue des médias Karine Espineira, qui grâce à l’association Sans-contrefaçon « menait déjà un travail de sensibilisation considérable à Marseille. D’ailleurs, les jeunes générations sont intraitables sur le fait qu’il faille avant tout nommer celles qui avaient fait ce travail avant elles », sourit Margaux, en pensant au portrait croisé qui clôture le livre.
Deux meilleures amies de 16 ans, Sihem et Hanen, « qui vivent leur féminisme de manière très différente, mais racontent à quel point elles s’écoutent, se respectent dans leurs différences ».
« En grandissant, je n’ai pas d’autre choix que de me révolter. C’est devenu ma passion (…) Me révolter me donne vraiment le sentiment d’être libre », lui raconte Sihem.
Une note réjouissante pour conclure quand, très tôt dans l’ouvrage, Margaux Mazellier aborde forcément la question des inégalités et de l’immigration, à travers notamment le portrait de Yamina Benchenni (63 ans).
Comme beaucoup d’interviewées, « Yamina est à l’intersection de plusieurs luttes, notamment féministes et antiracistes. Si elle a longtemps fait des allers-retours entre des groupes affiliés à ces luttes, elle dit s’y sentir souvent seule », peut-on lire.
Cette Marseillaise a participé à la marche pour l’égalité et contre le racisme, surnommée « marche des beurs » par les médias, en 1983. « Elle raconte comment elle a dû naviguer, puis mélanger les luttes féministes et antiracistes, les violences policières, comment le parcours migratoire de sa famille joue dans sa vie… C’est le premier portrait qui en parle, mais il y en a d’autres qui abordent cette question-là ».
Le concept de « mère dragon »
Comme celui de Souad Boukhechba (54 ans) qu’elle rencontre un matin d’avril au Café des femmes du Plan d’Aou, au nord de Marseille. Un lieu né du partenariat entre son association, Femmes du Plan d’Aou en action, créée en 1998, et l’ONG Banlieues santé.
« Avec Souad, on a beaucoup abordé ce que Fatima Ouassak développe très bien dans son livre, La Puissance des Mères, le concept de “mère dragon” [capable de créer une rupture sociétale et de favoriser la reconquête des espaces publics dont elles sont exclues]. De ces femmes dans les quartiers populaires qui s’émancipent, qui s’organisent collectivement. Souad agit à tous les endroits où les pouvoirs publics n’agissent pas », poursuit Margaux, engagée à son arrivée au sein de l’association Ancrages, qui anime le centre de ressources sur les cultures et mémoires d’exil de Marseille. Elle y proposait durant un temps des ateliers d’éducation aux médias.
Un objet de transmission
Si les luttes féministes et LGBTQIA+ n’ont pas attendu le mouvement #MeToo en 2017, pour toutes, ça reste « un tournant. Ça sort de l’isolement et donne de la force à certaines de mes interviewées qui avaient déjà des choses en tête et qu’elles ont réussi à accomplir. La force du collectif ».
Il y aurait encore tant à dire de ces Marseillaises qui avant le scandale autour de l’affaire Depardieu s’étaient mobilisées contre la venue de l’acteur au Silo, en juin dernier. « Exemple typique qu’à Marseille, c’est trop puissant ! », lâche Margaux.
Avec ce livre, elle « souhaite apporter [sa] pierre à l’édifice d’une histoire sans cesse effacée ». Il a « pour but de laisser une trace, de transmettre nos récits et de les inscrire dans un matrimoine militant. Et je crois qu’on a réussi à offrir un objet qui pourra être lu par les générations suivantes ».
> Le 8 février, Margaux Mazellier accompagnée de 5 femmes de son livre sera à La Fabulerie, dans le cadre des enquêtes sur scène de Mediavivant.
> Le 9 mars 2024, soirée de lancement de « Marseille trop puissante » à la bibliothèque l’Alcazar, à 17 heures, en partenariat avec « J’crains dégun » qui organise chaque année en novembre son rendez-vous de lutte contre les violences faites aux femmes et aux minorités de genre.
* Ce terme désigne les personnes discriminées par le sexisme : personnes s’identifiant comme femmes, non-binaires, transgenres et, plus largement, LGBTQIA+.
Article publié le 3 février 2024 et actualisé le 12 août 2024.