Thierry Gibernon n’est pas un horloger comme les autres. Récompensé Meilleur ouvrier de France, Maître Artisan, Entreprise du Patrimoine Vivant… L’artisan s’est désormais lancé le défi de réparer le marégraphe de Marseille dans son atelier de la Tuilerie Bossy de Valabre, à Gardanne. Il nous éclaire sur un travail qui lui demande rigueur et patience, progressant lui-même sous des lumières philosophes.
En temps normal, le travail de Thierry Gibernon consiste en la réparation et la création de montres et horloges. Il travaille au « Garde-Temps », un atelier qui se fond dans la campagne gardannaise, rythmé par les tic-tacs discrets, mais nombreux, des cadrans dont il prend soin. Il y a quelques semaines, l’Institut National de l’Information Géographique et forestière (IGN) lui confiait le marégraphe de Marseille pour réparation. Cet instrument hors du temps, inauguré en 1883, créé pour mesurer le niveau de la mer, devenu référence mondiale pour déterminer l’altitude zéro.
Monsieur Gibernon, bonjour. Vous nous accueillez aujourd’hui dans un atelier discret, écarté de la vie urbaine. Pourquoi, malgré vos qualifications et récompenses, ne vous êtes-vous pas installé en ville ?
Je suis la 7ème génération de Marseillais. Je voulais m’installer dans un centre d’artisans d’art et je ne voulais pas d’une activité purement commerciale. J’ai ouvert l’atelier à Gardanne en 2001 pour accueillir des élèves et du public. Je cherche avant tout à me faire plaisir, quitte à avoir une plus petite cadence.
Il y a trois semaines, vous avez été désigné pour réparer le marégraphe de Marseille. Comment passe-t-on d’horloger à réparateur de marégraphe ?
Il y a la quantité de diplômes, les qualifications, l’intérêt que je porte à la pièce, le challenge et les contributions que j’apporte au marégraphe. Tout cela fait que ma candidature a été acceptée par l’IGN, qui avait fait lancé une offre publique. Mais mon savoir-faire et ma démarche va au-delà de la réparation, j’effectue des études de suivi également.
Comment appréhendez-vous cette tâche ?
Le marégraphe… C’est très très complexe. Il y a énormément de pièces, des milliers. Rien qu’un seul composant représente une cinquantaine de pièces, avec de nombreuses vis.
J’enseigne à mes élèves que quand on agit sur un composant, il faut s’assurer que 100% des autres composants soient opérationnels. Cela signifie que le marégraphe doit être absolument démonté. Retranscrit sur une réparation de roue, c’est dire qu’il ne sert à rien de changer le pneu si la jante est déformée. Dans l’idée, on est avec des réparations et vérifications très minutieuses de chaque composant. Il faut décomposer tout le mécanisme par « thématique ». Par exemple, certaines pièces sont en relation directe avec les flotteurs, alors que d’autres sont à l’autre bout et subissent indirectement les conséquences du flotteur. J’essaie d’écouter, de rentrer dans le mécanisme et de suivre le mouvement donné par les pièces. Il faut suivre et comprendre comment cela se propage pour que tout se passe bien, d’un bout à l’autre de la chaine.
Combien de temps devra prendre la réparation ?
Un mois. À l’issu, il retournera dans son univers. Pour l’instant, c’est le marégraphe électronique qui le remplace.
Êtes-vous aidé durant cette réparation ?
Mon ami Philippe Kletzlen m’a aidé à porter ces pièces de bronze. Le marégraphe pèse une bonne centaine de kilos, sans compter le socle qui pèse encore plus lourd. Mais je récupère les composants, au fur et à mesure, les restaure et les ramène sur place où ils sont alors stockés. C’est une pièce qui demande énormément de concentration et de patience. Je travaille dessus depuis deux semaines et j’en suis à la moitié, à peu près. Il y a des difficultés techniques, comme certains axes qui sont « bouffés », vraiment malades. Des parties sont fonctionnelles, mais d’autres ont de véritables croutes de rouilles, ont pris des coups, ou sont trop usées. Dans ces cas, il faut fabriquer de nouvelles pièces.
Quel futur envisagez-vous pour le marégraphe ?
Dans le futur, il va falloir sérieusement songer à se pencher sur l’appareil. Je fais des relevés de défauts et les envoie régulièrement à l’IGN. La dernière réparation date de 1998, il y a vingt ans. L’idéal serait de revenir corriger les prochains défauts avant les vingt prochaines années.
Vous êtes également un horloger créateur. Vous avez créé une luxueuse collection, appelé Ante Tempus. Elle compte 25 exemplaires de montres uniques. Le plus étonnant, c’est que les aiguilles de ces montres fonctionnent en sens inverse. Pourtant, vous suggérez qu’il s’agisse du sens naturel des choses. Pouvez-vous nous expliquer cela ?
Il s’agit d’une nouvelle proposition d’observation comme il y en a déjà eu dans le passé. On pourrait voir le temps de plusieurs manières. Les montres de la collection révèlent le temps, tel qu’il nous appartient à tous, mais à chacun de manière très individuelle. Le temps est une donnée collective mais que l’on vit chacun d’une manière particulière.
C’est une invitation aux Hommes à se déplacer de leur point de vue initial pour observer la même chose sous un angle différent. À partir de là, on peut avoir une perception ou se remettre en question. Si on regarde bien, dans un stade, dans quel sens avancent les coureurs ? Dans le sens anti-horaire. La majorité des chiens tournent en rond dans ce sens, dans un bal, les danseurs évoluent comme cela, et les exemples ne manquent pas.
Chacune des montres de votre collection est unique. Pourquoi cela ?
Je m’interroge sur la nature du temps et des choses. Chaque modèle, sur les 25, est fait pour éclairer sur un des aspects du questionnement. Par exemple, la T01 symbolise le soleil. Elle symbolise les Hommes sur Terre, dans la sphère de l’espace et du temps, et tournés vers le soleil, puisqu’il est notre référence pour de nombreux calculs et usages. Elle représente le moment où les Hommes sont en train de se poser des questions sur la vie et l’existence.
La T02 s’appelle « Clair de Lune ». Elle franchit un cap et se postule d’un autre côté. Elle m’a été inspirée par une phrase dans un roman d’Addison Allen, « Amours et autres enchantements ». Cette phrase dit : « Il semblait que la lune était un trou découpé dans le ciel, d’où nous parvenait la lumière venue de l’au-delà ». Quand je travaillais cette phrase me trottait dans la tête. Si on passait par la lune et que l’on voyait de l’autre côté, nous verrions les choses d’une façon complètement différente et le temps aurait une dimension encore différente.
Le troisième modèle de montre est encore une autre exploration philosophique, et ainsi de suite…
Vous affirmez pouvoir réparer des montres datant de plus de 300 ans. Mais qu’en est-il des montres connectées et quel avenir vous leur prédisez ?
Si on regarde bien, les montres connectées sont de l’électronique pure et pourraient être réparées aussi bien qu’un smartphone. Elles sont faites de composants, circuits imprimés. Pour moi, l’horlogerie mécanique est loin d’être détrônée, et je n’ai réparé que ce dernier type de mécanisme. Mieux vaut faire de l’horlogerie mécanique. Faire un produit horloger est un plaisir avant tout parce que c’est aussi explorer de nouveaux matériaux et technologies. Le temps est élastique. Sans arrêt il évolue, c’est une longue courbe qui ne cesse d’osciller. Tantôt il va plus vite, tantôt il ralentit. Avec tout cela, on essaie de faire des choses qui soient plus linéaires, et c’est une véritable prouesse en soi.
Le temps est là, de partout, mais arriver à en faire quelque de facile à utiliser par tout le monde, et agréable à conserver chez soi comme sur soi. C’est un petit bijou de mécanique.