Ariane Bilheran, spécialiste du harcèlement, est l’auteure de nombreux ouvrages sur le sujet et a réalisé de multiples enquêtes sur plainte de harcèlement et d’audits sur les risques psychosociaux, dans des centaines d’entreprises, et durant une dizaine d’années. Elle est normalienne, docteure en psychopathologie, psychologue, conférencière, écrivain. Elle a vécu et travaillé à Marseille durant 10 ans, y a créé son entreprise Sémiode et son cabinet L’Etoile. Aussi, elle a enseigné durant 7 années la psychologie et la psychopathologie à l’université d’Aix-Marseille.

Retrouvez l’intégralité du dossier sur le harcèlement en entreprise.


Made in Marseille : Merci pour vos éclairages sur le harcèlement. Comment apparaît et s’installe une situation d’harcèlement dans une entreprise ?

Ariane Bilheran : Le harcèlement, même un seul, n’intervient pas par hasard dans une entreprise. Il intervient sur fond d’une entreprise qui n’est plus traversée par la fonction d’autorité, donc soit trop laxiste (et donc, le harceleur se sent tout-puissant pour harceler, puisqu’il ne rencontre pas de limites), soit trop autoritaire (le harcèlement peut dans ce cas même être un mode de management conseillé…).

Le harcèlement se met en place à divers endroits dans l’entreprise, de façon sporadique, sur un système qui s’est donc déréglé dans l’exercice du pouvoir, jusqu’à devenir un système paranoïaque.

C’est-à-dire que le fonctionnement de l’entreprise va devenir psychotique (fou au sens propre), peut devenir même délirant, avec persécutions des victimes que l’on visera à faire taire, et récompenses des harceleurs, propagande…

Mais aussi, avec des mécanismes de défense très puissants, pour éviter de voir la violence, tels que le déni, la banalisation, l’évitement etc.

Les troubles psychosociaux sont majorés dans ce type d’entreprises.

De même, les passages à l’acte suicidaire doivent toujours interroger l’existence d’un harcèlement au sein d’une entreprise.

« En tout cas, les blessures du harcèlement sont des blessures traumatiques graves, liées à une perte de foi majeure dans l’humanité, car le groupe aura laissé faire. »

MIM : Cette situation peut-elle amener le salarié à la souffrance ?

A.B : Le harcèlement entraîne nécessairement une souffrance, parce qu’il s’agit d’une atteinte à l’intégrité (psychique pour le harcèlement moral, psychique/physique et/ou sexuelle pour le harcèlement physique/sexuel).

Par cette effraction permanente dans l’intégrité, la victime développe une fragilisation croissante, avec des symptômes qui peuvent paraître paranoïaques, mais qui pour le coup sont justifiés, puisqu’elle est réellement persécutée !

En tout cas, les blessures du harcèlement sont des blessures traumatiques graves, liées à une perte de foi majeure dans l’humanité, car le groupe aura laissé faire.

Cela aura été l’objet principal de mes travaux : démontrer que le harcèlement est une pathologie de groupe, avec un harceleur, des complices actifs, des complices passifs, des résistants et des victimes, et les rôles peuvent glisser de l’un à l’autre.

On est donc dans un système harceleur, où tout le monde souffre, a minima d’une angoisse majeure.

MIM : Jusqu’où cette souffrance et cette perte de foi en l’humanité peut-elle aller?

A.B : Jusqu’à des psychosomatisations graves, jusqu’à des dépressions graves et des conduites suicidaires, puisque c’est le but même du harcèlement.

Ou encore, jusqu’à des passages à l’acte hétéroagressifs, voire des meurtres, la violence subie étant soit retournée contre soi, soit agiT contre autrui.

, Rencontre avec Ariane Bilheran pour comprendre le harcèlement en entreprise, Made in Marseille
© DR

MIM : Tout le monde peut-il souffrir de harcèlement ?

A.B : Pour être harcelé, il faut ne pas être soumis. Si l’on est soumis, l’on est dominé, et non plus harcelé. Le harcèlement est une prise de pouvoir violente, par répétition et durée, sur une personne qui ne se soumet pas.

De fait, très souvent, le harcelé est un individu qui se distingue du groupe, par une infirmité, une différence physique, une difficulté, ou bien par une compétence et un charisme qui mettent en danger ce groupe/le harceleur. Le harcelé est surtout une personne qui résiste à l’influence collective, et refuse d’abdiquer sa personnalité au profit du groupe ou du harceleur, dont il met en danger la survie. De plus, si le harcèlement moral se met en place, c’est que non seulement l’entourage ne réagit pas mais encore, que le harcelé n’a pas assez de soutiens d’envergure pour faire peur au harceleur, qui s’estimera alors sous le régime de l’impunité.

« Il faut d’abord y voir clair. »

MIM : Que faire, à son échelle, pour ne pas l’entretenir, pour aider un proche, un collègue, ou soi-même ?

A.B : Avoir un peu de courage ! Ne pas accepter d’assister à des scènes violentes, humiliantes, dégradantes, sans réagir. Proposer une écoute et orienter la personne. Bien avoir conscience que, si l’on ne défend pas son collègue, l’on sera le prochain sur la liste.

Il faut d’abord y voir clair.

Pour cela, une aide psychologique peut être utile, et il faut surtout s’informer des processus. Et se méfier des visions simplistes, le harcèlement est un phénomène complexe, qui nécessite des spécialistes. Quand j’entends encore qu’il est possible de résoudre un harcèlement par une médiation, mes cheveux se hérissent sur la tête : les personnes, et parfois des professionnels, divulguent des idéologies aux implications graves. Comme si l’on pouvait négocier avec son tortionnaire, et comme si la question du libre-arbitre n’était pas d’emblée annulée par l’existence même du harcèlement qui est un système d’intimidations, de menaces et de contraintes.

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Il est important de s’entraider, face au harcèlement © DR

MIM : Le harcèlement en entreprise est-il de plus en plus répandu aujourd’hui ?

A.B : Je ne sais pas, à vrai dire, s’il est plus répandu aujourd’hui, et surtout par rapport à quelle époque.

Ce qui est néanmoins spécifique à aujourd’hui, c’est le monde de Big Brother, de la surveillance de tous contre tous, ceci est typiquement paranoïaque, et de nature à renforcer des conduites harceleuses, notamment en leur donnant des moyens supplémentaires (espionnage de téléphone portable, d’ordinateur etc.) et leur impunité.

Le terrorisme est une des méthodes du harcèlement : il vise, par des actes réitérés sur la durée, à soumettre toute une population et à la conduire à son auto-destruction (abdication de la démocratie et de la liberté au nom de la sécurité).


Pour aller plus loin :

Bilheran, A., Bouyssou, G. Harcèlement en entreprise, Paris, Armand Colin.

Site du cabinet d’Ariane Bilheran, le Cabinet l’Etoile.

Site souffrance et travail, liste des consultations

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