La municipalité va lancer une commission consultative pour examiner les projets de data centers à Marseille, à l’heure où la deuxième ville de France vise l’entrée dans le top 5 mondial des hubs Internet en 2024.
Lors de son dernier conseil municipal, la Ville de Marseille a voté un rapport intitulé « stratégie municipale pour une implantation planifiée et régulée des câbles sous-marins et des data centers sur le territoire marseillais ».
Avec cette démarche volontariste placée sous le prisme de l’écologie, la municipalité souhaite poser un cadre municipal et métropolitain, tout en s’inscrivant dans une réflexion nationale et européenne, principalement sur la question des centres de données.
La délibération adoptée le 20 octobre par l’ensemble des groupes de la majorité, invite à réfléchir à une meilleure intégration urbaine des data centers, à une planification des infrastructures numériques et à de nouvelles solidarités énergétiques locales.
17 câbles sous-marins reliant 53 pays
Ces dernières années, Marseille s’est imposée comme la plaque tournante de l’internet sous-marin mondial grâce à sa position géostratégique. Après l’atterrage du câble chinois Peace en 2021 et l’arrivée du plus long câble du monde, 2Africa (45 000 km), il y a tout juste un an, la cité phocéenne compte aujourd’hui 17 câbles sous-marins reliant 53 pays et 4,5 milliards de personnes.
Véritable porte d’accès numérique entre l’Europe, l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Asie, en 10 ans, Marseille est passée du 44e au 7e rang mondial des hubs numériques, avec l’objectif affirmé d’intégrer le top 5 en 2024, avec 23 câbles raccordés, rejoignant ainsi le quatuor de tête : Francfort, Londres, Amsterdam et Paris.
Anticiper les conséquences du changement climatique
Pour assurer un déploiement pérenne et maîtrisé des câbles sous-marins, même si elle n’a pas de pouvoir décisionnaire, la Ville a dressé des principes visant à préserver les enjeux littoraux pour anticiper les conséquences du dérèglement climatique (élévation du niveau de la mer, recul du trait de côte, érosion côtière) tout en limitant les impacts sur les pratiques balnéaires.
La municipalité s’intéresse aux câbles déconnectés mais aussi aux boîtiers d’atterrage. Ces imposants caissons faits de béton et plaques en fonte sont installés sur un trait de côte susceptible de bouger dans quelques années. « Lorsqu’un câble est abandonné, même s’il n’y a pas de rupture, il peut bouger et produire exactement les mêmes effets abrasifs sur le biotope qu’une chaîne en métal d’une ancre de navire. Il est aussi constitué de matériaux qui, avec le temps, sont susceptibles de se mélanger à l’eau de mer et donc de polluer toute la chaîne du vivant », explique Hervé Menchon, adjoint en charge du littoral.
Faire arriver les câbles sous-marins plus au nord
La grande majorité des câbles arrivent à Marseille via les plages du Prado. Le littoral Sud compte d’ailleurs déjà des câbles abandonnés. « Or les demandes pour en poser continuent, sans pour autant trouver de solutions pour retirer les câbles perdus », ajoute Hervé Menchon.
Pour assurer la protection de la biodiversité marine, la Ville souhaite que les futurs tracés évitent le cœur du Parc national des Calanques, les zones des coralligènes, les têtes de canyon et les espaces littoraux pour lesquels elle envisage une renaturation. Par exemple, « comme le parc balnéaire du Prado est un espace mouvant et que l’on a engagé une réflexion pour le renaturer, nous souhaiterions que les tracés passent par le Grand port maritime de Marseille, car il a déjà un trait de côte très durci, avec des équipements qui ne sont pas susceptibles d’être modifiés », ajoute l’élu qui porte la voix de la Ville auprès des différentes instances.
Dans cette logique, il vient d’ailleurs d’émettre un avis consultatif négatif pour faire dévier des plages du Prado une future installation. « De manière générale, on suggère de passer par le littoral Nord. Si vraiment ce n’est pas possible, on souhaite que les boîtiers ne soient pas installés sur le parc balnéaire, mais éloignés, sur le bitume, les routes, sur les parties pour lesquelles on peut émettre l’hypothèse que dans les décennies futures, ce sera la partie durcie du trait de côte ». Sur ces sujets, la Ville est en dialogue direct avec les opérateurs et la préfecture des Bouches-du-Rhône.
Le secteur numérique est une nouvelle filière qui se structure autour de la station d’atterrage dans les bassins marseillais du Port. En 2022, la plateforme a contractualisé avec Cinturion, pour l’accueil du câble sous-marin Teas qui relie Marseille à Bombay et avec le consortium d’opérateurs dont Vodafone, pour 2Africa. Le Port compte déjà plusieurs data centers, notamment les MRS de Digital Realty (ex-Interxion) et d’autres projets d’implantation sont en cours.
Des infrastructures énergivores
La réflexion sur l’encadrement de l’installation des data centers, quant à elle, n’est pas nouvelle. Il y a quelques mois, Sébastien Barles, adjoint à la transition écologique et David Cormand, ancien secrétaire national du parti Europe-Ecologie-Les Verts, réclamaient un moratoire sur le développement des centres de données, pour réfléchir à la mise en place “d’éco-conditionnalités” à l’échelle européenne, voire une taxation en fonction du volume de stockage, afin de financer des projets liés à la transition écologique des territoires et à l’inclusion numérique. En cause, le côté énergivore des centres de données.
Selon la Ville, qui adhère pleinement à cette position, les projets répertoriés sur l’aire marseillaise à ce jour – passant de 11 à une vingtaine en un an – correspondent à un besoin supplémentaire en électricité équivalent à celui de plus de 200 000 foyers.
« À l’heure où la sobriété s’affirme comme une ardente nécessité, ces niveaux sont difficilement acceptables par nos concitoyens, et ce d’autant qu’ils pourraient concurrencer d’autres projets essentiels pour le territoire, qu’il s’agisse de l’électrification du réseau de bus, des formes dédiées à la réparation navale, au branchement à quai des navires et des infrastructures de logistique décarbonée », souligne la municipalité. Dans les faits, la capacité pour le branchement des navires à quai est déjà assurée, car les centres de données disposent de leur propre fournisseur.
Le problème du foncier économique
Autre problématique soulevée : le déficit de foncier économique. 4,7% du foncier marseillais est à vocation purement économique, avec d’importantes pressions liées aux besoins en logement, en équipements publics, en espaces naturels et en infrastructures. « Le simple fait de prendre une position ferme l’année dernière a permis de faire bouger la préfecture qui étudie aujourd’hui une zone de développement des data centers bien éloignée de Marseille, souligne Laurent Lhardit, adjoint au dynamisme économique, de l’emploi et du tourisme durable.
Et d’ajouter : « Elle correspond à ce qu’on retrouve dans le schéma de cohérence territoriale de la Métropole, qui indique que les data centers doivent être en priorité implantés en dehors des centres urbains [sur des espaces à dominante industrielle, à certaines conditions (disponibilité foncière, capacité énergétique), notamment au sein de la ZIP de Fos-sur-Mer, ndlr]. Il y a un an, on a écrit à la Métropole pour lui proposer de se mettre autour de la table pour travailler à cette question de régulation des datas centers », poursuit l’élu, regrettant l’absence de réponse.
Grille d’évaluation des projets présentés
C’est cette raison qui a motivé la mise en place d’une stratégie et d’une commission pour examiner la pertinence des projets présentés. Les porteurs de projets devront répondre à un cahier des charges : localisation dans des zones et espaces déjà artificialisés, pollués ou délaissés, superficie et densité du site et des bâtiments, préservation de la biodiversité terrestre et marine, articulation avec des projets de production d’énergie renouvelable et avec le tissu d’entreprises marseillaises et filières structurantes, développement de l’emploi local, qualité de l’architecture et insertion urbaine du bâtiment, gestion des risques…
Cette instance consultative sera placée sous l’autorité de l’adjoint en charge du dynamisme économique, de l’emploi et du tourisme durable. Elle mobilisera l’ensemble des élus municipaux concernés, notamment le maire du secteur d’implantation, et pourra associer des représentants de l’État et de ses agences, des énergéticiens, le Grand port maritime de Marseille, la Chambre de commerce et d’industrie, la Métropole Aix-Marseille-Provence et la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Des experts extérieurs pourront également être mobilisés. Tous recevront une invitation à participer à la première réunion.
« Ce que la Ville pose à travers cette stratégie, c’est ce que nous souhaiterions voir posé dans un cadre métropolitain », ajoute Laurent Lhardit. La Ville renouvelle à ce titre sa demande d’une élaboration concertée à l’échelle métropolitaine d’un schéma visant à planifier et répartir l’implantation des data centers, sur une aire élargie.
Elle compte aussi sur l’expertise de l’Agence d’urbanisme de l’agglomération marseillaise (Agam) pour notamment nourrir cette démarche de planification, d’autant que « nous voulons aussi porter cette ambition au-delà, au niveau national et européen. Nous sommes d’ailleurs réunis entre élus de plusieurs villes de France pour travailler sur cette question. Pas mal de pays commencent à réglementer très sérieusement l’implantation des data centers ».
Récupération de la chaleur fatale
Par exemple, la Suède ou les Pays-Bas ont décidé de poser des conditions à leur implantation. « Avant nous, des villes comme Amsterdam ont pris des moratoires sur les data centers. Stockholm a imposé aux centres de données des exigences drastiques et des territoires comme l’Irlande ou Singapour, ayant joué sur l’attractivité fiscale des centres de données se ravisent et réfléchissent, pour des questions énergétiques, à la mise en place d’un moratoire face à un modèle de développement insoutenable », précise Sébastien Barles, qui alerte : « On estime qu’en 2030 les data centers consommeront 13 % de l’électricité mondiale ».
L’Allemagne a quant à elle voté une loi fédérale imposant 100% d’énergie de source renouvelable pour l’alimentation électrique des data centers et 50% de récupération de chaleur fatale. C’est d’ailleurs l’un des critères auxquels devront aussi répondre les porteurs de projets. « La taille des projets qui verraient le jour à Marseille devra être désormais modeste et intégrer des projets de production d’énergie renouvelable et de réutilisation de la chaleur fatale », stipule à ce titre la délibération.
« Il nous faudra aussi être très regardants concernant la gestion des ressources, dont l’eau, mais aussi veiller à une revalorisation et à un meilleur cycle de vie des matériaux du numérique dans ces fermes de stockage de données », poursuit l’adjoint à l’écologie.
Pour l’écologiste, il est urgent de réguler ce secteur avec une vraie planification territoriale et une optimisation de leur impact spatial et énergétique.
Construire un schéma directeur avec toutes les parties prenantes
Il y a huit ans, Digital Realty (ex-Interxion), numéro 1 mondial de l’hébergement des data centers, est le premier à avoir cru au potentiel de la cité phocéenne, en installant 4 infrastructures – bientôt une cinquième – sur l’emprise du Grand port maritime de Marseille. Le fournisseur a développé des procédés innovants pour refroidir ses centres de données, à l’instar du River Cooling, unique en France.
Pour Fabrice Coquio, son président, il est possible de transformer certaines contraintes en opportunités pour la collectivité : « récupération de la chaleur pour les habitations, mise en place de réseaux de froid, exploitation des eaux grises, contribution à l’élaboration de stations électriques dédiées, proximité, sièges sociaux des entreprises pour accélérer leur transformation digitale, développement d’activité « data centric », création d’un pôle numérique et de compétitivité, égrène-t-il. Les bénéfices peuvent être multiples s’ils sont pensés en amont ».
Le patron de Digital Realty France a justement toujours plaidé en faveur de la mise en place d’un schéma directeur impliquant toutes les parties prenantes à l’échelle des territoires. Une nécessité « alors que nos usages numériques, soit la croissance des données, évoluent à un rythme effréné de 139 % par an. Le volume de données échangées dans le monde sera donc multiplié par 10 tous les 6 ans. Vertigineux ».
Tout l’intérêt d’un tel schéma « réside dans la capacité à planifier les enjeux de construction des réseaux électriques, de création de sources d’énergies renouvelables dédiées, de sanctuarisation du foncier, d’alimentation des réseaux de chaleur, tout en limitant les externalités négatives auprès des communautés locales, commente Fabrice Coquio. Cette prévisibilité des besoins aurait certainement pour effet d’apaiser les débats et surtout de permettre un développement serein, et synonyme de croissance, du Numérique en France ».