Conférences de presse, déambulations… Noailles était, mardi 10 octobre, au cœur de toutes les attentions. Les élus marseillais, de gauche comme de droite, se sont rendus dans ce quartier en proie à de multiples problématiques. Loin des querelles de clocher, les commerçants et les riverains, craignant pour leur sécurité, attendent une réponse coordonnée des pouvoirs publics. Reportage.
Noailles a changé de visage. De « ce ventre de Marseille » a jailli une nouvelle réalité, âpre et douloureuse à bien des égards. Depuis près d’un an, les commerçants comme les habitants ont vu se métamorphoser ce quartier populaire de la ville, entraîné dans une spirale infernale. Ce « joyeux folklore », comme ils disent, qui faisait tout le charme de Noailles, est devenu un désordre de grande ampleur avec la multiplication de la vente à la sauvette.
Derrière ce qui n’était autrefois que de simples « biffins », l’hypothèse de la structuration d’une filière tenue par des réseaux est de plus en plus prégnante. Une forme d’industrialisation, qui profite de la fragilité des plus précaires, plus difficile à éradiquer.
Au pied des immeubles, devant les rideaux de commerces fermés ou en pleine activité… ces marchands illégaux installent leurs étals, faisant fi de toutes les règles. « Piégés », selon leurs termes, au cœur de ce marché de la misère, des riverains et professionnels du secteur décrivent un quotidien marqué par des insultes, des intimidations, des menaces de mort accompagnées de gestes sans équivoque et parfois même d’armes blanches… particulièrement dans les rues Pollak-Aubagne, où se concentre les divers trafics.
Entre désertion et reconquête de l’espace public
Ce climat d’insécurité semble s’être aggravé à la suite des violences urbaines survenues en juin et en conséquence de nombreux arrêts maladie au sein des forces de l’ordre et des agents de nettoyage des prestataires de la Métropole, exerçant leur droit de retrait suite à des agressions. « Le quartier a été laissé à l’abandon. On a vécu un été terrible avec la multiplication des vendeurs parce que le terrain était libre. Ils se sont approprié cet espace public. C’est le leur aujourd’hui. On renonce à y aller » regrette Gilles, habitant de la rue Pollak, désemparé.
28 ans qu’Edouard vit à Noailles. « À 19 heures, c’est un vrai cauchemar jusqu’à 21 heures et plus. Parfois, le camion de CRS est planté là, mais ils n’interviennent pas, ça décrédibilise leur actions », nous confie-t-il apeuré. Il a déposé plainte à plusieurs reprises après des menaces et craint des représailles. « Ils savent où j’habite ».
Tous les jours, comme d’autres, Afi-Léa doit négocier avec ces nouveaux voisins pour ouvrir ses boutiques de cosmétiques dans cette même rue, entretenir ses devantures, faire la sécurité pour laisser ses clientes venir faire leurs achats sans heurts. En vain. « Elles me disent : ‘Léa, on ne peut plus venir dans ces conditions’, et je ne les revois plus, déplore-t-elle. La commerçante a vu son chiffre d’affaires impacté « de 35% ». Elle est loin d’être un cas isolé.
Les clientes de Clémentine qui venaient après le travail suivre leur cours de chant ou de sophrologie ont déserté. Trop risqué. À 16 ans, la fille de Manon qui a toujours vécu à Noailles ne sort plus de chez elle sans être accompagnée par un adulte. Quant à la tentative de végétalisation des trottoirs comme moyen de dissuasion, elle n’a pas fonctionné, sans compter les médicaments et autres détritus régulièrement déversés dans les pots de plantes.
Le collectif Pollak-Aubagne pour faire entendre la voix du quartier
Les témoignages se suivent et se ressemblent. Des histoires isolées qui ont trouvé récemment un écho collectif. « On s’est rendu compte qu’on était finalement nombreux à vivre au quotidien les mêmes problématiques d’insécurité, de menaces… ça fait du bien d’être ensemble », confie Fabienne.
Elle s’est imposée naturellement comme porte-parole du collectif Pollak-Aubagne. « Il y a toujours eu des ventes à la sauvette, mais dans une forme de respect des habitants et des commerçants. Ce n’est pas pour autant plus acceptable, mais ça ne nécessitait pas une mobilisation de notre part ».
Fort de plus d’une cinquantaine de membres actifs, depuis plusieurs semaines, le collectif frappe à toutes les portes pour tenter de se faire entendre. « On a fini par être reçu par le sous-préfet de police, des personnes de la Métropole, le commissariat de Noailles, Monsieur Ohanessian [adjoint à la sécurité de la Ville de Marseille, ndlr] », poursuit Fabienne, le visage marqué.
Depuis sa fenêtre, elle est aux premières loges, et assiste avec peine à l’inlassable étalement de plaques de cartons et tissus recouverts de produits en tout genre.
Jusqu’à une tonne de marchandises saisie par jour
Ce jour-là, justement, la Ville de Marseille a décidé de présenter à la presse un nouveau dispositif pour assécher la vente à la sauvette au point qu’elle ne puisse plus se réinstaller.
Depuis début octobre, des brigades mixtes renforcées (polices municipale et nationale) interviennent dans le quartier « de façon récurrente et quotidienne, insiste Yannick Ohanessian, sur deux créneaux horaires bien identifiés en lien avec les demandes des riverains et des collectifs ».
Les deux équipages tournent de 14h30 à 16 heures et de 17 heures à 20 heures, du lundi au vendredi « avec des opérations spécifiques le week-end », précise l’élu.
La nouveauté : un camion-benne acquis par la municipalité, faute de réponses de la Métropole, pour détruire les biens saisis. « C’est la Ville qui met à disposition sa benne de ramassage, ce qui permet d’être beaucoup plus souple par rapport au dispositif antérieur », souligne la maire de secteur (GRS) Sophie Camard, pointant la rigidité des horaires de disponibilité des bennes de la Métropole. « L’enjeu est de retrouver l’apaisement dans l’espace public, que les trottoirs redeviennent des lieux de passage pour les piétons, libérer nos lieux de vie », souligne Yannick Ohanessian, à l’heure où la piétonnisation du quartier va débuter.
Parallèlement, la collecte de signalements se poursuit pour sensibiliser la justice et mettre au jour d’éventuels réseaux. « On n’est plus du tout sur l’économie de survie qu’il pouvait y avoir avant, ou du petit délit du quotidien, car on constate que ça recommence toujours et les quantités sont particulièrement importantes par rapport à avant », commente Sophie Camard.
Depuis le début des tournées, de 600 kilos à plus d’une tonne de marchandises sont saisies en moyenne chaque jour (matériels hi-fi, basket dernier cri, capsules de café de célèbres marques, médicaments, cigarettes…)
Une volonté politique partagée
Hasard ou non, fuite pesteront certains, le dispositif a été présenté deux heures avant une réunion prévue de longue date par l’opposition marseillaise avec des membres du collectif Pollak-Aubagne justement.
Si ses membres se veulent apolitiques, ils justifient leur présence aux côtés des élues d’opposition de droite Sabine Bernasconi, conseillère municipale et Catherine Pila, présidente du groupe Une volonté pour Marseille, « car toutes les occasions sont bonnes pour s’exprimer sur la situation ».
S’ils entrevoient un infime début de solution avec le dispositif déployé, les habitants militent pour une présence policière encore plus accrue. « On veut une présence plus soutenue et qui s’inscrive dans le temps, de manière à décourager. Le plus dur, c’est entre 17 heures et 21 heures, ça devient impossible, réitèrent les habitants. Dimanche dernier, on a vécu un véritable enfer ».
Sabine Bernasconi connaît bien le secteur. Pour l’ancienne maire (LR) du 1-7, « il ne faut pas des opérations coups de poing, mais des actions dans la durée », exprime l’élue, s’amusant d’un « coup de com’ de la Ville ».
Face aux critiques sur la mise à disposition des bennes de la Métropole, compétente en matière de propreté, Sabine Bernasconi plaide pour une volonté politique partagée. « Il faut arrêter la politique de la patate chaude et passer au-dessus des tentations politiciennes. Pour être efficace et tenir l’espace public, il faut travailler de manière collective, avec la coopération de la Mairie, de la Métropole, de la police nationale, du procureur de la République…», poursuit-elle, indiquant la nécessité, selon elle, de renforcer le conseil local de prévention de la délinquance.
A Marseille, le CLSPD, qui fixe le cadre de concertation sur les priorités de la lutte contre l’insécurité et la prévention de la délinquance dans les communes, se réunit depuis trois ans et des commissions spécifiques ont été mises en place.
Vers la création d’un comité de pilotage ?
Les échanges au café Prinder, face au marché historique de Noailles, se sont poursuivis à l’occasion d’une déambulation dans les rues du quartier, revêtant une symbolique particulière 5 ans après les effondrements de la rue d’Aubagne. « Cette rue d’Aubagne, c’est une résilience de tous les jours. Elle est là pour dire qu’au quotidien, le centre-ville existe. C’est un rappel terrible quand même », nous confiait récemment Sophie Camard.
Le drame qui s’est noué en 2018 résonne encore. « J’ai demandé au sous-préfet la tenue d’un comité de pilotage sur le même modèle que celui mis en place après les effondrements avec toutes les parties prenantes », annonce Kaouther Ben Mohamed, présidente de l’association Marseille en colère.
Cette militante engagée a rejoint le collectif Pollak-Aubagne. « Ce pas qu’un problème de délinquance ici, mais de plusieurs misères, notamment sociales qui ne dépendent ni de la Mairie ni de la Métropole, notamment sur l’accueil des migrants. Ils font ça pour survivre. En même temps, cela génère des violences et dans cette ville il y a des gens qui sont tellement dans la misère qu’ils achètent ces types de produits. Personne ne doit se défausser face à la situation », analyse-t-elle.
Des résultats rapides loin du refrain « c’est pas moi, c’est l’autre »
Qu’ils soient implantés depuis des générations ou plus récents, tous les commerces du quartier sont en souffrance. Certains ont décidé de baisser le rideau et de quitter la ville, vendant à perte un commerce qui autrefois faisait leur bonheur et celui des habitants.
Face à la mairie de secteur, sur la Canebière, l’hôtel Mercure et sa brasserie Le Capucin ne sont pas épargnés. En 2019, l’établissement ambitionnait de marquer une forme de renouveau sur cette artère mythique du centre-ville. L’ancienne directrice a jeté l’éponge. La nouvelle, Sylvie Mourges, se bat quotidiennement pour maintenir l’affaire à flot, prise pour cible lors des émeutes du printemps dernier.
« Il a trop d’interlocuteurs », déplore-t-elle. À l’arrivée des élues, elle va droit au but : « Je ne veux pas être prise dans des querelles de clocher, ça ne m’intéresse pas », lassée d’entendre le refrain « ce n’est pas nous, c’est la Métropole, et inversement ».
Elle attend « des résultats, et des résultats rapides en termes de sécurité et de propreté, que l’on puisse travailler dans de bonnes conditions et que l’on ait tous les mêmes règles » poursuit-elle, fatiguée de l’amoncellement des poubelles illégales derrière l’hôtel, des cartouches de cigarettes planquées dans les tuyaux d’évacuation d’eau…
Sylvie Mourges en appelle aussi à tous les acteurs économiques de la ville pour faire bouger les lignes, lesquels ont lancé par la voix de la Chambre de commerce et d’industrie un SOS aux pouvoirs publics pour sauver le centre-ville.
Il est presque 19h30, quand rue Pollak, le camion-benne de la Ville repasse et que plus haut, rue d’Aubagne, les vendeurs se réinstallent. Les agents de la police municipale ramassent les cartons abandonnés, coursent des jeunes.
À l’angle Pollak-Aubagne, en discussion avec Sabine Bernasconi et Catherine Pila, un agent de police municipale explique le dispositif et évoque « des opérations martelage à Noailles. Il faut passer et repasser pour avoir des résultats ». Et peut-être réussir à soulager de ses nombreux maux « le ventre de Marseille ».