La délocalisation du palais de justice fait peser un risque économique sur le centre-ville de Marseille, selon une étude d’impact. Avocats, commerçants et patrons ne veulent pas de ce projet ministériel et réclament une concertation.
Contexte.
En février 2022, le ministre de la Justice avait annoncé un « plan Marshall » pour la justice phocéenne. Eric Dupond-Moretti avait promis la construction d’une cité judiciaire de 40 000 mètres carrés, pour 600 magistrats et fonctionnaires à l’horizon 2028.
Un bâtiment d’une quarantaine d’étages sur 40 000 mètres carrés du côté d’Euroméditerranée ? Plusieurs projets concernant le lieu d’implantation d’une nouvelle cité judiciaire à Marseille sont en cours d’examen par l’État.
Ils pourraient aboutir à la délocalisation totale des activités du palais de justice hors du centre-ville, alors même que des dispositifs sont mis en œuvre pour préserver les cœurs de ville. Si le lieu exact n’est certes pas encore identifié, face à la menace qui pèse sur tout un pan de l’économie locale, la Chambre de commerce et d’industrie Aix-Marseille-Provence (CCIAMP) et le Barreau de Marseille ont réalisé une étude d’impact sur les conséquences qu’entraînerait ce départ.
Les résultats ont été dévoilés, mercredi 19 avril, dans la salle d’honneur du palais de la Bourse, pleine de robes noires, « comme un geste symbolique », nous confie une avocate. Car ce projet, « décidé depuis Paris », fait clairement l’unanimité contre lui.
18 millions d’euros de retombées des professionnels du droit dans le centre-ville
L’objectif de l’étude était d’estimer la consommation commerciale des avocats, de leurs salariés et des agents de la justice durant leurs journées de travail (5 jrs / 7jrs ), sur le périmètre du centre-ville, et particulièrement dans le quartier du palais de justice. Elle estime à 18 millions d’euros les retombées des professionnels du droit dans le centre-ville.
« La particularité de ce quartier par rapport à la rue de Rome ou la Canebière, c’est qu’il dépend énormément de sa consommation endogène, c’est à la fois sa force, mais ça peut être une faiblesse si le principal employeur de cette zone décide de partir », explique Christophe Lowezanin, économiste-data scientiste de la CCIAMP.
L’essentiel des avocats de Marseille est à proximité du palais de justice, pour des raisons principalement historiques. 7 avocats sur 10 inscrits au Barreau de Marseille sont actuellement localisés à moins de 10 minutes à pied du palais Monthyon. 580 commerces se situent à moins de 5 minutes à pied avec une forte représentation de la restauration et 1780 à moins de 10 minutes.
Selon l’étude, les professionnels du droit représentent ainsi un vivier de 3900 consommateurs, avec un profil CSP+ « difficile à remplacer », notamment pour le secteur de la restauration, premier poste de dépense (40%) avec 7,4 M€ pour 390 000 repas par an.
5,7 millions d’euros pour les seules dépenses estimées des avocats sans leurs salariés, « avec un prix moyen de 19,1 euros, ce qui est assez élevé, car en France, le ticket moyen est de 11 euros. Il y a une forte dépense dans la restauration tirée vers le haut par les avocats qui ont un ticket moyen autour de 26 euros ». Les achats dans les autres commerces (habillement, esthétique, coiffure, sport, bien-être, alimentation… ) sont estimés à 10,9 M€ par an.
En termes de foncier, 1900 avocats et leurs salariés représentent un peu plus de 50 000 m2 de locaux divers occupés sur la zone. « En valeur théorique de location, c’est presque 2,5 millions d’euros, avec la question en cas de départ de remise sur le marché de ses locaux, car seulement 25% des avocats sont propriétaires ».
« La cité judiciaire doit rester dans le centre-ville »
Après les gilets jaunes, la crise du Covid… ce projet est « un gros coup de plus qui risque de tuer la quasi-totalité des commerces de restauration », déplore Bernard Marty, président de l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie des Bouches-du-Rhône. Quand le président de la Fédération Marseille Centre, Guillaume Sicard, lui met en avant les quelque « 1 800 commerces impactés, c’est quand même pas anodin ! »
« La cité judiciaire doit rester dans le centre-ville », martèle Jean-Luc Chauvin, président de la CCIAMP. Déplorant « une mise à mort » de l’économie du centre-ville, il rappelle aux bons souvenirs le départ, il y a 30 ans, du Conseil général – devenu depuis Conseil départemental – des Bouches-du-Rhône du quartier de la préfecture à Saint-Just.
Le président de la CCIAMP met en évidence le « paradoxe » de l’État qui met en œuvre des dispositifs pour redynamiser les cœurs de ville, tandis qu’il pourrait prendre « une décision lourde de sens », pour le centre-ville marseillais.
La méthode qui fâche
« Nous ne pouvons accepter que délocaliser la justice en dehors du cœur de ville nous soit imposé sans réelle concertation avec les principaux concernés qui font vivre le centre-ville et sans qu’aucun autre scénario ne soit étudié », déclare-t-il.
C’est bien la méthode qui fait défaut dans ce projet guidé par un « manque de concertation évident », ajoute le bâtonnier Mathieu Jacquier, qui interroge : « Pourquoi partir ? L’Apij [l’Agence publique pour l’immobilier de la justice, NDLR] et le ministère de la Justice disent avoir besoin de 40 000 m2, mais nous n’avons pas de véritable certitude sur les besoins du ministère de la Justice », exprime le bâtonnier, toujours en attente d’une position officielle du gouvernement, malgré l’envoi de lettres dans ce sens.
Il évoque, par ailleurs, un entretien récent avec le garde des Sceaux sur le sujet, dont il est tenu de taire le contenu, « pour l’instant ». Il ajoute que le ministre a tenté lors de son dernier déplacement dans la cité phocéenne de lui « vendre un projet, pas de se concerter ».
« Bien sûr que la deuxième ville de France mérite les outils de très haut niveau et au standard de ce qui se fait dans les grandes capitales européennes, mais pas n’importe comment, pas n’importe où, et pas sans concertation avec ceux qui travaillent, qui créent de la valeur ajoutée », renchérit Jean-Luc Chauvin.
Instance de concertation et geste architectural
Avocats, commerçants, patrons… Tous plaident pour la mise en place d’une instance de concertation réunissant tous les acteurs concernés et présidée par le préfet, pour reprendre le dossier. D’autant qu’aucune « alternative à ce déménagement du centre-ville n’a été réellement étudiée et étayée par des études de faisabilité, ajoute Jean-Luc Chauvin. Le choix de réfléchir à un projet d’envergure pour rénover et étendre le palais de justice sur le site existant a été balayé d’un revers de main, alors que des solutions existent ».
Le commissariat du 6e arrondissement, l’école voisine du tribunal et les locaux du tribunal administratif de Marseille, inoccupés à ce jour ont été avancés comme piste.
L’autre proposition est la création d’un concours d’architecture. « Le palais de justice de Toulouse, c’est la conjonction parfaite entre l’ancien et le nouveau, le parlement de Toulouse avec un nouveau palais accroché avec une structure en verre et en acier » exprime Mathieu Jacquier, pour lequel le « ministère manque d’ambition » pour Marseille et son centre-ville.
Remettre la justice au cœur
Si cette délocalisation soulève un débat économique « réel », elle questionne aussi sur la notion même de justice, et la manière de la rendre au XXIe siècle. « Les avocats estiment que pour rendre la justice, il faut juger dans la cité, en son cœur, et en son centre, nous confie Geneviève Maillet, ancien et seule femme bâtonnier à Marseille, présente ce jour-là en robe noire.
L’avocate a connu la construction de l’actuel palais de justice, « présenté à l’époque comme un outil judiciaire d’avenir. J’avais prêté serment depuis seulement quelques années et je me réjouissais de l’économie de structure, de la stabilité et de la modernité pratique qu’il représentait sur un socle existant. Pour cela, des expropriations importantes ont eu lieu. Quel intérêt commanderait désormais, à l’heure de la dématérialisation, de mettre la cité judiciaire au ban de sa cité ? »
Pour l’un des ténors du Barreau de Marseille ce projet hors du centre-ville viendrait littéralement « à supprimer, à l’intérieur de notre propre ville, ce qui est un acte même de la vie en cité : l’appareil de justice ».
L’avocat marseillais Michel Pezet s’est lancé dans un plaidoyer pour exprimer sa désapprobation à ce projet : « Qu’est-ce qu’une cité judiciaire ? Ça n‘existe pas. Cité, c’est une ville. Le palais de justice est dans une ville, pourquoi la justice quitte-t-elle la ville ? Pourquoi la symboliser aujourd’hui par une tour, on est envahi par les tours. La justice par définition se veut ouverte, or nous assistons aujourd’hui à un enfermement de la justice. L’idée même d’enfermer la justice dans une tour est quelque chose d’insupportable », exprime-t-il, soulevant de vifs applaudissements.
Les avocats sont prêts à faire entendre leur voix et riposter à coup de recours, s’il le faut, contre un projet dont ils ne veulent pas. La défense s’organise.