Lorsque des chefs étoilés du territoire proposent un menu d’exception décliné en bouchées gastronomiques, ça donne les dîners « Le Sans Fourchette ». Ou comment manger avec les doigts permet de sortir de leur isolement des personnes fragilisées et touchées par des maladies neuro-évolutives. Reportage sans couvert.
C’est un dîner des plus singuliers. Ce soir-là, au Domaine de la Dona Tigana, à Cassis, la centaine de convives s’apprêtent à vivre une expérience inédite. S’installer à une table sur laquelle il n’y a aucun couvert. Où seuls sont dressés une assiette, des verres et des serviettes.
Déguster un menu gastronomique en quelques bouchées d’exception. Savourer son plat principal, un paleron de bœuf au jus réalisé en forme de carrés fondants en terminant avec du pain les dernières saveurs de l’assiette. S’amuser à se lécher les doigts, sans que cela enfreigne une quelconque règle de savoir-vivre. Retomber presque avec délectation en enfance ! Voilà ce à quoi vous invitent les dîners solidaires « Le Sans Fourchette » (LSF).
Ce concept innovant a vu le jour à Marseille il y a maintenant dix ans, sous l’impulsion de l’association « Mémoire et Santé ». Derrière cette nouvelle proposition culinaire, inclusive et audacieuse, Fabienne Verdureau, orthophoniste et neuropsychologue. À ses côtés, Richard Lepage et Stéphane Pernin, tous les deux issus du monde de la gastronomie, en salle pour le premier, en cuisine pour le second. « Le Sans Fourchette » est né d’une volonté de proposer à des personnes vulnérables et souffrant de pathologies neurocognitives, des repas gastronomiques, accompagnés de leurs proches et aidants, au sein de restaurants.
Entre le pouce et l’index
Un plaisir partagé pour tous et par tous dans le but de rompre l’isolement dans lequel ces personnes peuvent se retrouver lorsqu’elles sont touchées par la maladie. « Que ce soit les malades ou leurs proches, tous disent qu’ils ne vont plus au restaurant parce qu’on les regarde, parce que lorsqu’on est empreint par la maladie, il est difficile de trouver une solution pour couper sa viande, savoir comment on fait pour manger… au fil du temps, elles se désolidarisent et s’isolent. Il y a un tas de choses qui ne sont pas adaptées à ces personnes, ce qui représente environ 3 millions de personnes en France », confie Fabienne, fondatrice de l’association.
La gastronomie a démontré maintes fois sa capacité à tisser du lien social et c’est par ce biais que la neuropsychologue a eu l’idée d’aider tous ces malades et leurs familles qu’elle accompagne depuis bientôt trente ans. Avec son mari Didier, elle poussait régulièrement la porte du bistrot Gambas à Marseille. L’occasion d’évoquer tant de fois ce sujet avec Richard Lepage. Il a dirigé l’établissement durant 15 ans et forgé son expérience de maître d’hôtel auprès de Bernard Loiseau, Georges Blanc ou encore Gérald Passedat.
L’idée fait son chemin, et lorsqu’il rachète le restaurant le Grand Püech à Mimet et le remet au goût du jour, il décide de mettre à la carte cette démarche où tous les plats seraient dégustés grâce à une pince naturelle : entre le pouce et l’index. « J’ai ouvert au moment où ma mère qui était en maison de retraire classique est entrée en quartier Alzheimer, dans un établissement spécialisé. Le premier repas qu’on a fait, c’était à l’occasion de son anniversaire dans mon restaurant », confie Richard Lepage. C’était en 2011. Le premier dîner « Le Sans Fourchette ».
Redécouvrir le plaisir de la dégustation
« Le but final, c’est de redonner du plaisir à des personnes qui ont perdu certains sens, notamment celles qui sont atteintes de la maladie d’Alzheimer, car on perd certains repères par rapport au couvert, mais le fait de saisir avec ses mains, c’est inscrit dans les gènes, et ça ne se perd pas, comme lorsqu’on est un enfant dans sa chaise haute. Manger avec ses doigts une bouchée spécifiquement conçue et accessible à tous est l’enjeu. Cette gestuelle facilite la prise d’aliment », ajoute Stéphane Pernin, tandis que les premiers invités prennent place.
Lui, c’est le troisième de la bande. Très impliqué dès l’origine, ce passionné de cuisine a invité les chefs du territoire à réfléchir leur quotidien et leurs plats autrement, pour imaginer des formes géométriques (rond, carré, triangle) faciles à mettre en bouche « et là on redécouvre le plaisir de la dégustation », ajoute Fabienne.
Les chefs étoilés Pierre Reboul (Château de La Pioline, Aix) Guillaume Sourrieu (L’Épuisette, Marseille) et Mathias Dandine (La Magdeleine, Gémenos) séduits par le concept deviennent des partenaires volontaires. Ce soir-là d’ailleurs, au Domaine de la Dona Tigana, Mathias Dandine est accompagné du chef Sébastien Richard (restaurant solidaire Le République à Marseille).
Des bouchées gastronomiques pour tisser du lien social
L’un comme l’autre ont l’habitude d’organiser des dîners caritatifs au sein de leur établissement respectif et ont déjà accueilli des repas « Le Sans Fourchette ». La dernière fois, en plein mois de juin, « c’était du froid et tiède », explique le chef Dandine. « Sur la période hivernale, c’est plus compliqué, car il faut envoyer un poil plus chaud. L’apéro va tout seul. Mais pour le paleron, on va mettre sur chaque morceau une pointe de sauce, avec un champignon farci et un lactaire rôti », ajoute le chef, qui ne connaissait pas encore ce concept il y a quelques mois. « On innove, je trouve que c’est intéressant, car d’une certaine manière on se met en danger, on sort de notre zone de confort. Ici, on pousse encore plus loin, car nous ne sommes pas dans notre cuisine professionnelle avec notre brigade ».
Le chef solidaire Sébastien Richard parle d’une expérience « plutôt sympathique ». Lui a concocté des entrées aux notes iodées comme des choux version anchoïade, des vols au vent et des cromeskis de sardines, condiments d’ici et d’ailleurs.
Quant aux petites douceurs, signées de la cheffe pâtissière Marie Reduffat (enseigne éponyme à Marseille), elles ont fait sensation. Les plats ont été réalisés à partir de produits locaux, frais et de saison. « Délicieux », « exquis », « c’est vraiment bon », « finalement ça se mange très bien avec les doigts » ont rythmé le repas convivial, dont le service était assuré par les jeunes du lycée de La Cadenelle.
Changer la perception sur le handicap invisible
Car l’un des objectifs est aussi de sensibiliser les générations futures, « dans une démarche de transmission et d’éveil », ajoute Stéphane Pernin, avec sa casquette d’enseignant au lycée de la Méditerranée à La Ciotat. « Il est important de mettre l’élève dans cette réflexion, par rapport à un plat régional, par exemple : comment rentrer la bouillabaisse dans une bouchée ? Ce n’est pas le tout de faire du sans fourchette et du mixé, il faut retrouver de la texture et du goût ». Du prêt-à-manger ou du « manger-main » haut de gamme.
Différents établissements publics ou privés et écoles hôtelières de la région sont impliqués (Bonneveine, La Cadenelle, Campagne Pastré…) dans la démarche et dont les élèves viennent assurer le dressage et le service lors de ces événements, qui contribuent également au changement de perception sur les handicaps invisibles. « Tous les témoignages que nous avons reçus nous confortent dans le fait qu’une telle démarche contribue à l’amélioration de la qualité de vie de tous et ouvre sur la place citoyenne des personnes », reprend Fabienne.
Construire un réseau de restaurateurs engagés
L’idée aujourd’hui est de renforcer et étendre l’initiative au niveau régional et de construire un réseau à l’échelle nationale, en proposant à des chefs étoilés et de belles tables de mettre en place « Le Sans Fourchette ».
Le chef Dandine se dit prêt à accompagner les professionnels qui auraient quelques a priori à sauter le pas : « Je pense qu’une fois qu’on l’a fait, on peut fédérer d’autres chefs et aider ceux qui auraient peur, car ce n’est pas anodin de faire un repas pour cent personnes, on a quand même une petite réputation à tenir et des plats de qualité à véhiculer », exprime le chef qui renouvelle son soutien au projet.
L’association « Mémoire et santé », qui propose déjà des formations, envisage de créer un guide à l’attention des restaurateurs pour les initier aux dîners « Le Sans Fourchette ». « On n’est pas là pour imposer un dispositif, mais ouvrir la réflexion, pour montrer que c’est possible. Le restaurateur est libre de l’organisation qu’il souhaite par exemple un jour par semaine, le samedi midi, à partir de dix personnes… il y a plein de possibilités », souligne Stéphane Pernin.
Depuis 2019, Provence Tourisme valorise cette initiative en organisant plusieurs dîners « Le Sans Fourchette », dans différents établissements. La démarche a d’ailleurs été labellisée dans le cadre de l’année de la gastronomie dans la catégorie « Printemps de la gastronomie inclusive et bienveillante ». Mais il n’y pas de saison pour que le vivre ensemble soit le menu quotidien.