Ces 22 et 23 juin, sur la scène du Ballet national de Marseille, vingt femmes vont célébrer leur corps dans un langage universel : la danse. De la violence à la résilience, une pièce chorégraphique d’une rare intensité, imaginée par la danseuse Maryam Kaba avec la Maison des femmes de Marseille. Bouleversant.

Une voix douce s’élève depuis le studio numéro 3 du Ballet national de Marseille (BNM). “You can stay”, dirige Pina Wood, dramaturge et metteuse en scène. “Vous n’êtes plus juste vous-même. Tu es Hélène, la performeuse ! Fifi, la performeuse ! Tout ce que vous allez faire, vous l’assumez”, souffle-t-elle.

Sous ses yeux, les corps se mettent en mouvement. Myriam se coiffe, range le plateau. Solange lui emboîte le pas, avant de laisser éclore la cantatrice qui sommeille en elle. Un air d’opéra, des chuchotements, des déplacements lents ou frénétiques, des cris. Puis le silence.

Sur les consignes de Pina, les femmes se rejoignent au centre de la salle de danse. Une main sur une épaule, une tête reposant sur des genoux. Un cocon de bienveillance se forme. De sa voix cristalline, la frêle Bruna transporte le groupe dans son enfance avec un chant portugais qui jadis lui a sauvé la vie. L’instant est saisissant. Les larmes impossibles à réprimer !

ballet national de Marseille, « Corps accords » avec Maryam Kaba au Ballet national de Marseille, Made in Marseille
Répétition de la pièce chorégraphique « JoieUltraLucide » au Ballet national de Marseille. MELINE DAVEAU @TAIPEI_ZOO

De la Maison des femmes à la scène

Elles s’appellent Camille, Manon, Élodie, Marwa, Fatima… Des femmes de nationalités, d’âges et d’horizons différents, liées par des histoires similaires. Un jour, la violence a fait irruption dans leur quotidien. Toutes ont en commun d’avoir trouvé refuge à la Maison des femmes de Marseille.

Créée sur le modèle de celle de Saint-Denis, la structure a accueilli plus de 600 victimes depuis son ouverture en janvier 2022, dans une prise en charge globale pluridisciplinaire d’une dizaine de soignantes de l’AP-HM.

À 50 ans, Hélène, le caractère bien trempé, a roulé sa bosse, tapant à la porte de bien des organismes d’accompagnement pour trouver du soutien. “Là, on nous voit toutes entières, pas par petits bouts et sans aucun jugement. L’accueil est hallucinant, sourire, gentillesse…”, ne tarit pas d’éloges la “grande gueule du groupe”, comme elle se qualifie. Son masque pour dissimuler ses failles. “Avant la Maison des femmes, si on m’avait proposé de venir faire de la danse, avec mon 36 fillette et le temps que ça prend, j’aurais dit non, trop compliqué”, avoue-t-elle avec autodérision.

« JoieUltraLucide »

Depuis le mois de septembre, avec 17 autres femmes, elle se mue en artiste. Les 22 et 23 juin 2024, elles se produiront à l’occasion du Festival de Marseille, dans une création artistique imaginée par la danseuse et chorégraphe Maryam Kaba, artiste associée du Ballet national de Marseille.

Pour ce projet inédit, elle a sollicité les talents de la directrice de “performeur(ses)”, Pina Wood et co-écrit le spectacle avec Marie Kock, auteure du livre Vieilles Filles. Une réinterprétation du mythe de la vieille fille, visant à dépoussiérer les préjugés, à analyser ce qui dérange dans cette figure qui s’écarte des normes et à comprendre pourquoi, à notre époque, des femmes sont encore pointées du doigt en raison de leurs choix de vie. “Je me suis complètement retrouvée en tant que femme qui n’a pas pris ce chemin hétéronormé et qui a toujours été soutenue par ma famille. Ma mère m’a toujours dit ‘tu feras ce que tu veux ma fille’, ce n’est pas le cas de toutes.”

Une source d’inspiration pour sa pièce chorégraphique intitulée “Joie UltraLucide”, dans laquelle elle souhaitait redonner de la voix aux femmes : “Elles ont plein de choses à dire, elles peuvent être vulnérables certes, mais aussi très fortes, puissantes. Je me suis dit qu’on allait les faire danser ensemble, exposer leur corps, le célébrer, en reprendre possession…, raconte-t-elle. Cela nécessite du courage d’aller vers la joie ».

ballet national de Marseille, « Corps accords » avec Maryam Kaba au Ballet national de Marseille, Made in Marseille

Art thérapie

À mesure que le spectacle se construit, elles, se reconstruisent. “J’expérimente la bienveillance, moi qui étais tellement maltraitée, exprime Solange, en sanglots, après l’improvisation du jour. Merci”, adresse-t-elle à ce cercle de femmes devenu sa “famille”.

Un sentiment unanime. “J’étais en train de survivre et grâce à elles j’apprends à revivre”, confie Sabrina, la petite trentaine. Cette Marseillaise qui s’est longtemps cachée derrière sa longue chevelure formant une armure “apprend à marcher la tête haute”.

Même si personne ne connaît vraiment l’histoire de l’autre, on a prouvé qu’on pouvait parler de l’intime sans rentrer dans l’intimitéMaryam Kaba

Un long processus possible aussi grâce à la danse. “Ce n’est pas une thérapie, mais l’art a toujours été thérapeutique”, aime dire Maryam Kaba, qui en a expérimenté les bienfaits.

Elle sera sur scène avec Marie Kock, car “nous aussi, on pourrait être à la Maison des femmes, dit-elle. Je suis hyper émue à chaque atelier. On crée avec elles. Même si personne ne connaît vraiment l’histoire de l’autre, on a prouvé qu’on pouvait parler de l’intime sans rentrer dans l’intimité”, exprime Maryam, qui a également créé un solo baptisé “Entre mes jambes”, dans lequel elle livre un vibrant témoignage.

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Maryam a également créé un solo baptisé “Entre mes jambes”, dans lequel elle livre un vibrant témoignage sur sa vie. © THIERRY HAUSWALD – BALLET NATIONAL DE MARSEILLE

“Ça parle de mon corps, du chemin qu’il a parcouru après une agression sexuelle à 6 ans, de ce que je lui ai fait subir et de ce qui m’a sauvé. C’est comme ça aussi que j’ai trouvé de la résilience”, livre avec pudeur cette ancienne gymnaste (GRS) de haut niveau “sans cesse dans la performance et dans la compétition. Aujourd’hui, mon kife, c’est de faire des cours géants, avec tous les corps, plein de gens”, sourit la fondatrice du mouvement Afrovibe qui submerge Marseille depuis quelques années.

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Cours Afro-Vibe, porte de l’Orient à Marseille, à l’occasion d’Octobre Rose. © J-.M RANAIVOSON

“L’important, c’est d’aimer danser, pas de savoir”

Un concept inspiré des danses afro-descendantes. “Je n’ai rien inventé, je m’inspire de ce qui existe déjà, des pas, de la musique, parce qu’il y a aussi dans ces sociétés-là un ancrage au sol, la libération du bassin. L’idée est de se reconnecter à son corps, son ventre, ses fesses, sa cellulite, son sexe… Pas besoin d’être un danseur professionnel. L’important, c’est d’aimer danser, pas de savoir.”

Il n’est pas rare qu’elle déplace les foules, Porte de l’Orient à Marseille, pour un cours de folie avec vue sur mer. “Je me suis rendu compte que ça faisait énormément de bien aux femmes et aux hommes aussi. Ça ne change pas ton corps, on s’en fout de perdre du poids, mais ça change la vision et la perception que tu en as”, assure la danseuse, longtemps complexée par sa silhouette et par ses fesses. “Aujourd’hui, je les aime tellement”, avoue-t-elle dans un éclat de rire.

C’est tout un état d’esprit qu’elle a créé avec Afrovibe et son école de formation à travers la France, véhiculant authenticité, amour de soi, respect et partage. Des valeurs qu’elle insuffle dans chacun de ses projets.

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Loin d’un cours technique, c’est une danse qui libère le mental, connecte au corps et qui rassemble incontestablement. © JM RANAIVOSON

À travers “Joie UltraLucide” le trio Kaba-Kock-Wood a imaginé un processus de création voué à être dupliqué à l’échelle nationale avec des femmes en milieu carcéral, des sans-abri, des personnes réfugiées… dans des théâtres ou des centres chorégraphiques.

Alors que la première approche, les artistes de sa compagnie éphémère appréhendent de se mettre à nu en public. “Mais, c’est tellement libérateur”, s’encouragent-elles. “J’ai envie qu’elles soient ovationnées, que ça résonne, donne de la force et que les femmes du public ressortent gonflées à bloc même si ce n’est que quelques heures, jours ou semaines… espère la chorégraphe. C’est un vrai message de sororité. Sans se connaître, on est toutes connectées.”

Entre grands rassemblements, studio et scène, Maryam Kaba a imprimé son style : la libre expression comme véritable passion.

JoieUltraLucide au Ballet National de Marseille ici
Samedi 22 juin à 19 heures et dimanche 23 juin à 16 heures suivie à 17h30 d’une table ronde sur le féminisme : luttes et empowerment par la création artistique avec Maryam Kaba et Marie Kock ; Dr Sophie Tardieu, co-fondatrice de La Maison des femmes Marseille Provence APHM ; Margaux Mazellier, journaliste et autrice de Marseille trop puissante – 50 ans de féminisme ; Lily Lison, militante afro-féministe, fondatrice du collectif Afrofem Marseille.


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