La pétanque, le pastis, le savon, le rap… évoquent naturellement le patrimoine marseillais. Contrairement à la pizza. Pourtant, depuis plus d’un siècle, les habitants se sont réappropriés ce mets italien à leur sauce, créant un véritable style local.
Si l’histoire de la pizza est enveloppée de mystères, autant à Naples qu’à Marseille, les travaux de chercheurs comme Sylvie Sanchez, docteure en anthropologie, ou Stéphane Mourlane, spécialiste de l’immigration italienne en France à l’époque contemporaine, facilitent la recomposition du puzzle.
Son parcours à Marseille commence avec « l’arrivée massive » des immigrés italiens en 1870. « Le plus important mouvement migratoire de l’Italie à Marseille, retrace Stéphane Mourlane. Si bien qu’on l’appelait Marseille l’italienne ».
Les Italiens du nord ont plutôt immigré vers la cité phocéenne, tandis que les méridionaux ont pris la mer direction New-York, diffusant ainsi leur savoir-faire. Ce n’est pas un hasard si les Américains et les Français sont aujourd’hui les premiers et deuxièmes plus grands amateurs de pizzas au monde.

Des cantinas aux pizzerias
Sur le Vieux-Port et dans le Panier, c’est d’abord la pizza dite « bianca » qui se répand comme une traînée de poudre, vendue par des marchandes ambulantes. La pâte au levain est alors agrémentée de fromage et de graisse de cochon.
La tomate provençale n’apparait qu’à partir des années 1920 sur les pâtes farinées. À cette époque, la pizza se mange sur le pouce dans des « cantina », des restaurants de travailleurs. Les Siciliens lui ont ajouté des anchois.
Le pizzaïolo Romain Sapienza a fièrement conservé les photos de son arrière-grand-mère sicilienne, Joséphine, postée devant “La Bella Pizza” en 1924 : une des premières pizzerias du Panier.
Après sa carrière de publicitaire, le Marseillais a repris tous les codes de cette pizzeria d’antan pour ouvrir son propre établissement en 2022 dans le quartier vivant de Notre-Dame du Mont. Ses photos de famille jaunies décorent le menu pour témoigner de cette transmission familiale.
En 1943, deux institutions sont nées : Chez Sauveur à Noailles et Chez Etienne dans le Panier. « Pendant la guerre, il n’y avait plus que les pizzerias qui fonctionnaient, car la pizza restait très simple à faire », explique Sylvie Sanchez dans l’émission Sociologie de la pizza sur France Inter.
Se forger un caractère
L’actuel patron de Chez Etienne, Pascal Cassero, a repris mot pour mot la recette originale de ses grands-parents. Il pourrait la fabriquer « les yeux fermés ». Le regarder manier le geste du pizzaïolo est un véritable spectacle.
Sa façon d’étaler la tomate en petits arcs de cercle, de jeter l’emmental et les anchois sur la pâte recouverte d’ail et d’origan, pour faire virevolter les olives noires… On attribue d’ailleurs la paternité de la moitié-moitié, symbole du style marseillais, à sa famille.
« D’autres pays proposent des moitiémoitié comme le Brésil. Mais celle à l’emmental d’un côté, et aux anchois de l’autre, aux bords légèrement cramés… il n’en existe qu’une », relève Ezéchiel Zérah, journaliste culinaire, auteur du livre Marseille, Un jour sans faim !, aux éditions Hachette.
« Elle doit être suffisamment consistante pour tenir sur trois doigts », montre Romain Sapienza, en tâtant les bords moelleux de sa création fumante.
Explosion de saveurs ambulantes avec le camion pizza
Sa cote de popularité monte en flèche à partir de 1962 avec l’apparition des premiers camions à pizza. Son inventeur, le Marseillais Jean Méritan, surnommé « Jeannot le Pizzaïolo », en vendait au pied des barres d’immeubles dans les quartiers périphériques de la ville.
Les Marseillais ont vite pris goût à la pizza. Les camions ont poussé comme des champignons, alimentant un business juteux. « On en comptait 300 à l’époque », rappelle Stéphane Mourlane. Mais beaucoup de véhicules n’étaient pas déclarés.
La profession s’est alors syndiquée, demandant au maire Gaston Defferre de règlementer les emplacements. On ne compte désormais plus que 52 camions.
Confirmer son style
À Marseille, deux autres spécialités sont bien identifiables en vente à emporter : la figatelli et brousse, un mariage de la saucisse corse et du fromage des chèvres du Rove. Et l’arménienne, goût poivrons-viande hachée.
Cette facilité à se réapproprier la garniture de la pizza participe à sa popularité, conviennent les experts. Sa convivialité aussi. La pizza est ronde, elle se découpe et se partage à l’infini autour d’une grande tablée.
Elle se déguste aussi bien au restaurant que dans la rue, à la « portion » enroulée dans du papier comme chez Pizza Charly à Noailles ou chez Pizza Capri, cours d’Estienne d’Orves. « Comme Marseille est l’une des rares villes où il y a une vraie offre de street-food et qu’elle est en perpétuel mouvement, la pizza s’est vite démocratisée », explique Ezéchiel Zérah.
L‘art de la transmission
Mais le style marseillais ne s’est pas exporté. « Malgré un certain art oratoire, on ne sait pas promouvoir notre style au-delà des frontières, analyse Ezéchiel Zérah. Il y a aussi peu de Marseillais qui le connaissent ».
En 2017, après l’avoir vu partir en France et aux États-Unis, lui échappant presque, les Napolitains ont voulu reprendre la main sur leur identité culinaire. Ils ont demandé son classement au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco pour valoriser la pizza en elle-même, mais aussi l’art du pizzaïolo.
À Marseille, aucune charte n’encadre son style ni sa fabrication comme la bouillabaisse. Sa recette est transmise à l’oral de génération en génération, sans règle ni doctrine. C’est d’ailleurs peut-être pour cette raison qu’elle est si populaire.