La rédaction de Made in Marseille soutient le prix du jeune reporter organisé par le Club de la presse Marseille Provence Alpes du Sud. Nous publions aujourd’hui dans nos colonnes l’article de la lauréate Suzanne Prez, étudiante en master à l’EJCAM et ancienne stagiaire Made in Marseille.

Depuis un an, le professeur Didier Raoult s’est imposé dans le paysage médiatique. Nom déjà connu de la presse locale, son expertise sur l’hydroxychloroquine déchire la communauté scientifique et déchaîne les passions. À Marseille, les journalistes voient la frontière s’amincir entre actualité scientifique et information spectacle. Dès lors, les tentations sensationnalistes sont grandes.

Barbe grise, chevelure négligée, blouse blanche… Son visage est encore méconnu du grand public. Appuyé contre une table, il annonce un traitement miracle contre le Covid-19 : l’hydroxychloroquine. La maladie, à l’origine d’une paranoïa grandissante, devient soudainement « l’infection respiratoire la plus facile à traiter de toutes », selon lui. Un discours assuré, dans un contexte dominé par l’incertitude. Ce 25 février 2020, la vidéo « Coronavirus : fin de partie ! » mise en ligne sur Youtube n’est que le début d’une saga médiatique marseillaise sans pareille. Le monde entier fait connaissance avec le professeur Didier Raoult.

« Le gilet jaune des blouses blanches »

Pour la presse locale, ce n’est pas une découverte. Son Institut Hospitalo-Universitaire (IHU) est connu, ses expertises convoitées. En revanche, l’ampleur du phénomène Raoult est inédite. Ses propos divisent en quelques mois la communauté scientifique. Le grand public se passionne. « C’est Marseille contre Paris. L’IHU contre les autorités sanitaires », résume Etienne Baudu, chef du bureau RTL de Marseille. Les prises de parole du professeur se suivent et se confrontent à celles d’autres infectiologues.

L’hydroxychloroquine devient le coeur d’un débat politique. L’emballement médiatique est inévitable. Fin mars, les journalistes de la presse locale se suivent dans les couloirs de l’IHU, se faufilent entre les longues files d’attente de patients souhaitant se faire tester et se pressent dans le bureau du professeur. La saga chloroquine divise : il faut être pour ou contre. « Didier Raoult, c’est le gilet jaune des blouses blanches. Son personnage est polémique. Il est très médiatisé parce qu’il en joue », explique Étienne Baudu.

Les projecteurs de la presse internationale se braquent sur Marseille. Les articles pleuvent, les informations sont données au compte-goutte. Le 17 mars l’infectiologue dévoile les premiers résultats de ses essais cliniques. Le jour même, RTL titre sur son site web Coronavirus : des essais « prometteurs » avec la chloroquine. Le 19 mars, un nouvel article lui succède, Coronavirus : le traitement à la chloroquine ne sera pas miraculeux. L’illustration d’une schizophrénie médiatique.

De la chloroquine à la dynamite

L’hydroxychloroquine confronte les médias locaux à leurs propres limites. La surenchère n’est que le reflet de l’absence de recul. « Oui c’est une saga qu’on a alimentée sciemment, parce qu’il fallait donner des réponses », ajoute le journaliste de RTL. Seul problème : la science ne peut répondre si rapidement. Un constat confirmé par Alexandra Ducamp. Journaliste à Marseille, elle couvre très régulièrement l’actualité liée à l’IHU pour La Provence. « Le temps médiatique n’est pas celui de la science. Donc c’est beaucoup de pression parce que ça change tout le temps, les informations se suivent et se contredisent », confie-t-elle. Les rebondissements dans la presse locale sont récurrents. « Dans un moment d’hystérie où tout le monde veut savoir, où chacun a un avis sur la question, on a l’impression d’avoir de la dynamite entre les mains ».

Les journalistes sont face à une impasse : informer sans savoir. Paradoxalement, une étude de l’Institut National de l’Audiovisuel (INA) montre que fin mars 2020, « Didier Raoult » était prononcé plus de 15 fois par heure sur les chaînes d’information en continu. Un chiffre multiplié par trois pour le mot « chloroquine”.

Dérive sensationnaliste

L’omniprésence de l’infectiologue dans les journaux nationaux n’a fait qu’attiser l’effervescence à Marseille. « Dans cette course à l’information, le journalisme local est pris au piège puisque ça se passe ici. Difficile de ne pas le couvrir », explique Stéphanie Lukasik, chercheuse à l’Institut Méditerranéen des Sciences de l’Information et de la Communication (IMSIC). Dès lors, les rédactions se livrent à un show médiatique où médecins et politiques réagissent aux décisions de l’IHU. « La quantité d’informations a pris le pas sur la qualité. La médiatisation à outrance du Professeur Raoult est symptomatique de cette dérive sensationnaliste », ajoute Stéphanie Lukasik. Dans un contexte de pandémie, où « être informé rassure », la presse ne finit-elle pas par désinformer ?

La question s’est posée dans certaines rédactions, signe que la division opère jusqu’aux sources mêmes de l’information. « Au sein de France 3 on a eu de nombreux débats. Est-ce qu’il faut parler de Didier Raoult ? Censurer ? Nous on a fait le choix de lui donner un maximum la parole car il est une référence du milieu médical », évoque Nathalie Ramirez, présentatrice de l’antenne Provence-Alpes-Côte-D’Azur de la chaîne.

Une vision qui ne convainc pas Alexandra Ducamp, favorable à une modération : « Le piège en tant que quotidien c’est de vouloir rebondir en permanence sur la moindre phrase traitée par les chaînes d’info en continu ». Pourtant, le débat scientifique a même été repris sous forme de divertissement. « Moi j’ai fait plusieurs reportages sur la Raoult mania. C’est du sensationnel, mais ce côté-là existe… », concède Etienne Baudu.

Infectiologue ou influenceur ?

Les titres locaux ont indubitablement contribué à la « starification » de Didier Raoult. Compte tenu de son audience grandissante sur la chaîne Youtube de l’IHU, difficile de ne pas donner la parole à l’infectiologue aux millions de vues. Pour Stéphanie Lukasik, co-autrice d’une publication sur Le cas Raoult à l’heure de la pandémie de Covid-19, les rédactions « ont privilégié les sujets Raoult pour intéresser leur public, faire le buzz ».

Pour la chercheuse, il n’y a aucun doute, « le journaliste joue un rôle déterminant au sein des controverses scientifiques ». La mise en récit de l’hésitation, les effets d’annonce, la personnalisation du débat… Les médias locaux seraient les co-auteurs de cette saga chloroquine. C’est dans cette optique qu’une question s’est parfois imposée aux professionnels de la presse locale.

« Quel est mon rôle ? » s’est demandé à plusieurs reprises Alexandra Ducamp. « Est-ce que je suis l’instrument d’une guerre entre scientifiques et politiques ? Parfois il vaut mieux ne rien écrire que de publier n’importe quoi ». Si traiter des informations contradictoires est l’essence même du métier, quelles ont été les déficiences ? « Ce qui fait la valeur ajoutée d’un journaliste est sa capacité à analyser l’information. Or, on assiste de plus en plus à une généralisation de l’actualité brute, surtout en temps d’urgence sanitaire. C’est pourquoi, il y a eu un brouillage des frontières entre expertise et non-expertise », répond la chercheuse à l’IMSIC.

« Un équilibre dans la contradiction »

Le feuilleton autour de Didier Raoult a interrogé les pratiques des journalistes, notamment marseillais, puisqu’au premier rang de l’actualité chloroquine. Pourtant il a également renforcé certains réflexes. « On a été dans une démarche de fact-cheking permanente. Personnellement, je n’ai jamais autant lu de revues scientifiques de ma carrière », s’amuse la journaliste de La Provence. Le seul remède à la cacophonie médiatique : « rechercher un équilibre dans la contradiction », suppose Nathalie Ramirez.

Suzanne Prez

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