Véritable casse-tête urbanistique, écologique et financier, la friche de Legré Mante est « une verrue » polluée sur le littoral marseillais depuis de longues années. Le promoteur spécialisé Ginkgo a repris la main avec un projet immobilier comprenant la dépollution du site. Une solution qui, malgré quelques réserves, séduit la nouvelle municipalité.
C’est un site remarquable qui surplombe le petit village de pêcheurs de la Madrague de Montredon (13008). À l’arrière-plan, le massif des Calanques, le long duquel, comme une guirlande naturelle, grimpe une cheminée rampante en pierres. On aperçoit la bastide du Chevalier Roze, où ce dernier, qui s’est illustré face à la peste au 18e siècle, aurait reçu des personnalités historiques telles que Pierre Puget et Monseigneur de Belsunce. Au premier plan, une cheminée en briques rouges s’élève et rappelle la vieille histoire industrielle des lieux. Puis, le site s’ouvre sur la mer avec une plage de galets en contre-bas, dont la discrétion séduit de nombreux baigneurs et pêcheurs.
Ces derniers ne semblent pas conscients de l’état écologique de ce petit bout de littoral, malgré un panneau signalant la baignade interdite. « Je pêche souvent ici », nous signale ce Marseillais, un poisson frétillant au bout de l’hameçon. « C’est plus loin, du côté de Saména, que c’est pollué ». Il ne connait visiblement pas la nature du monticule qui s’érode à vue sur la plage.
Surnommé « le crassier », il est le témoin de l’activité chimique de l’usine Legré-Mante durant plus d’un siècle. Une étude des sols présentée par le Comité santé littoral sud le qualifie de « décharge toxique ayant servi sans interruption depuis l’origine de l’usine en 1873. Elle se présente sous forme d’un remblai de 24 000 m3 en bord de mer, constitué de mâchefers et cendres de combustion des fours de la fonderie contenant des métaux lourds, (plomb, arsenic, mercure, cadmium et antimoine), puis de résidus de la fabrique d’acide tartrique ( cyanures, sulfates) ». Au-dessus, le complexe industriel est également très pollué, et la charmante cheminée rampante qui longe le massif est saturée de plomb.
Un casse-tête écologique et urbanistique
Car l’usine produisait ce métal lourd à ses débuts, avant de se tourner vers l’acide tartrique. Plus de 130 ans d’activités chimiques qui ont rendu cette parcelle de 8 hectares aussi pittoresque que polluée.
Si elle a été convoitée par les promoteurs pour sa situation exceptionnelle, le coût de la dépollution, estimé entre 10 et 15 millions d’euros, s’est longtemps posé comme un frein. Il faut ajouter à cela les contraintes d’urbanisation dans ce secteur, dont le seul accès, la route des Goudes, est un des plus embouteillés de la ville. Un casse-tête pour un promoteur classique qui doit penser un projet réduit, préservant la valeur patrimoniale et naturelle des lieux, tout en absorbant le coût de la dépollution, et en espérant tirer des bénéfices.
Le prix de la dépollution semble également avoir découragé les pouvoirs publics de s’y pencher. Une plainte contre X déposée en juin 2020 par des riverains relève d’ailleurs que le devoir de protection, d’information et de sécurisation n’a pas été respecté sur le littoral sud de Marseille. L’usine Legré-Mante est donc demeurée durant presque une décennie un poids mort pour les autorités comme les propriétaires. De leur côté, les associations et citoyens n’ont eu de cesse d’alerter sur la toxicité du site et ses répercussions sur la santé des riverains, tout en espérant préserver sa valeur historique.
Ginkgo propose « une solution pour cette verrue »
Le salut semble être venu d’un fonds d’acquisition et de dépollution de friches polluées nommé Ginkgo. Ce promoteur d’un genre nouveau, spécialisé dans la revalorisation de terrains contaminés, a racheté la parcelle en 2017. Après une étude du site, un projet immobilier d’envergure a été présenté « comprenant une dépollution à 100 % du site », estimée à 11,5 million d’euros.
« On a construit un beau programme. Techniquement et financièrement, nous représentons une solution pour cette verrue », avance le directeur environnement de Ginkgo, Pascal Roudier. « Nous construisons de la valeur la où personne n’en voyait ». Un permis de construire a été déposé en décembre 2019 pour le projet baptisé 195 La Calanque : 95 logements de résidence, et 105 logements de tourisme en réhabilitant 85 % des bâtiments existants ainsi valorisés. S’ajouteront 1 877 m2 de de commerces de proximité ainsi que 64 « chambres senior ». Le groupe promet ainsi la création de 125 emplois ainsi que de rendre 5 des 8 hectares au Parc national des Calanques.
Il aura fallu deux années de travail, de discussions et d’aller-retours avec la municipalité et les citoyens pour parvenir à ce projet. « Nous avons fait une première phase d’étude très lourde sur la pollution et la vocation du site », explique Pascal Roudier. « C’est très complexe et ça a demandé beaucoup de pédagogie pour le présenter et l’expliquer à tous les partenaires, les collectivités et les riverains. On mentirait si on disait qu’on a eu l’adhésion de tous », précise-t-il. En effet, des associations demeurent sceptiques sur le projet, en particulier sur sa dimension immobilière qui augmenterait la pression sur un secteur déjà saturé. « Nous travaillons encore sur ces problématiques et nous y répondrons », assure le directeur environnement de Ginkgo. Il a par ailleurs convaincu une partie des acteurs du quartier et des associations, comme France nature environnement Bouches-du-Rhône.
Les premiers bâtiments « aux alentours de 2023 »
Pascal Roudier est donc confiant sur la suite des opérations : « Nous attendons une validation du permis de construire entre la fin de l’année et le début de l’année prochaine, pour démarrer les travaux de dépollution au premier trimestre 2021 afin de les finir en d’ici fin 2021. Les premiers bâtiments devraient voir le jour aux alentours de 2023 ».
Reste que la nouvelle municipalité compte dans ses rangs d’anciens militants écologistes et citoyens ayant contesté le projet. « J’étais sur le coup durant 11 ans avec Santé Littoral Sud », explique Christine Juste, aujourd’hui 6e adjointe à la maire de Marseille en charge de l’environnement et la lutte contre les pollutions. « Mais nous ne sommes pas opposés à Ginkgo », tempère l’élue écologiste. « Ne nous trompons pas, Ginkgo est aujourd’hui une chance pour ce quartier, en prenant à son compte une dépollution que personne ne pouvait ou voulait assumer ». Elle compte cependant continuer de faire évoluer le projet « en ramenant les collectivités, l’État, le Parc national autour de la table. On peut changer la vision pour ne pas en faire de l’habitation pure, tout en garantissant un équilibre financier au promoteur ».
L’équipe municipale semble donc vouloir réduire la part « privatisée » du site, et le nombre de logements, en faveur d’une vocation plus ouverte au public et plus naturelle. « Comme la création d’une « Maison du Parc des Calanques », dans la bastide du Chevalier Roze par exemple », lance Christine Juste. Pour cela, les collectivités et l’État pourraient mettre la main au portefeuille pour compenser Ginkgo.
« Je vais les rencontrer très prochainement », poursuit Mathilde Chaboche, nouvelle adjointe à l’urbanisme de Marseille. « J’ai pris connaissance du permis de construire en instruction, et il y aura des itérations pour affiner le projet, tant architecturalement que sur sa vocation », assure-t-elle. « Il y a des questions d’urbanisme et de mobilité très conséquentes à prendre en compte ». Pour autant, elle perçoit Ginkgo « comme un partenaire précieux qui a un savoir-faire rare dans la dépollution. On aborde notre relation de manière très sereine et positive ».
Négociations avec la nouvelle municipalité
Mais, elle semble moins optimiste sur les délais annoncés par Pascal Roudier. « Cela me parait assez serré de lancer le chantier en début 2021. Il reste de nombreux points juridiques et administratifs à affiner. Il y aura des négociations, qui je suis sûre aboutiront, mais prendront un certain temps ».
Un temps qui correspond à l’activité immobilière particulière de Ginkgo, comme l’explique son directeur environnement : « Nous ne sommes pas un promoteur classique. Tous nos projets sont pensés sur le temps long, sans vision de rentabilité à court terme. Il y a le temps de la politique et de la concertation, très incertain, qui est toujours là, et que l’on prend en compte dans notre modèle économique. Il nous a fallu 11 ans pour faire aboutir un projet la réhabilitation d’une friche à Lyon. Deux mandats de Gérard Collomb ! Mais nous sommes très confiants, et bâtissons une relation de confiance avec tous les partenaires ».
Le projet de réhabilitation de l’usine Legré Mante ne semble pas encore figé, ni dans sa nature, ni dans le temps. Mais il semble sur de bons rails pour offrir une nouvelle vie au site, sans pollution.