À pied d’œuvre depuis le début du confinement, ils sont aussi en première ligne dans la lutte contre le Covid-19. Les commerces de proximité jouent un rôle majeur et permettent également d’assurer un lien social. Reportage.
Il est 1 heure du matin. Yoann Le Roy est encore dans la réserve. Cerné. Quelques kilos en moins. Et seul. Son équipe s’est fait porter pâle ou a fait valoir son droit de retrait. Plus de bras pour décharger les livraisons, mettre les produits en rayon ou tout simplement accueillir les clients. Il fait tout. Tout seul. Mais qu’importe pour le gérant de ce petit Carrefour Express, pas question de fermer ses portes. Cela relève pour lui une mission d’intérêt général. « Je tiens mentalement, car il faut tenir. Il est inconcevable pour moi de faire autrement », assure-t-il.
Yoann ne s’est d’ailleurs pas conformé aux consignes de l’enseigne, l’autorisant à restreindre les plages horaires d’ouverture, surtout compte tenu de la typologie du quartier. « Je suis installé dans le quartier de Montolivet (12e) depuis 2016, il y a les clients historiques, et parmi eux un certain nombre de personnes âgées, très inquiètes, et qui dès le début de cette période, ont vu leurs habitudes bouleversées. J’ai vraiment eu à cœur de ne rien changer, même si c’est très compliqué, je dois l’avouer », confie le jeune patron, qui n’a plus une minute.
Dès l’annonce du confinement, il a mis en place les mesures de distanciations sociales au sein de son établissement, avec ses propres moyens : marquage au sol, avec des lignes grises sur lesquelles est inscrit en gros caractère le mot « STOP », pour faire respecter les 1,50 mètre entre chaque client. Sur une surface de 159 m2, il autorise le public à entrer cinq par cinq. « On a mis en place le verrouillage des portes à sens unique, dans le sens de la sortie. 90% des personnes sont vraiment disciplinées. Pour les 5% restants, je dirais que la plupart du temps c’est de l’inadvertance », sourit-il. Les mesures barrières ont été instaurées, et avec elles, les paniers à usage unique. Après chaque utilisation, ils sont récupérés, désinfectés, avant d’être remis en accès libre à l’entrée du magasin.
Assurer le réapprovisionnement coûte que coûte
Même si Yoann arrive plus ou moins à se procurer les produits de première nécessité, comme ailleurs, il a rationné les quantités attribuées à chaque client. Il avait rapidement anticipé la demande grâce à ses contacts restés en région parisienne. Un retour d’expérience qui lui a permis d’assurer du stock, s’organiser au moment de « l’affolement général du début ».
Chez Manssoura, cette épicerie de quartier, c’est la même détermination, et des horaires à rallonge. Voilà 30 ans que Monsieur B. est installé dans le 4e arrondissement de Marseille. Sa petite télévision fixée en hauteur ne diffuse plus les matchs de foot qu’il avait l’habitude de regarder d’un œil, lors d’un temps mort en magasin. Désormais, plus de mi-temps et de très longues journées rythmées par l‘info en continu.
Lorsqu’il ferme le rideau, il assure quelques livraisons gratuites à domicile auprès de sa clientèle traditionnelle. Une promesse de sa part, et il n’a « qu’une parole », sourit-il. « Ils m’appellent 48 heures à l’avance, pour me permettre de trouver les produits, car on ne trouve pas de tout ». Il a été contraint, comme beaucoup, d’adapter sa manière de travailler. « Avant, il me fallait une demi-heure pour réapprovisionner le magasin, et je faisais les courses un jour sur deux. À l’heure actuelle, mes fournisseurs ne livrent plus. Je fais une tournée tous les jours pour trouver ce qu’il me manque à Métro de La Valentine, des Pennes-Mirabeau ou encore au Min des Arnavaux… », explique le patron.
Pâtes, riz, pain, conserves… Il continue à vendre de tout, sans avoir augmenté ses prix. À défaut de réserves de gel hydroalcoolique, il a constaté une augmentation des ventes d’alcool, pratiquement le triple, sur les bières et le vin principalement « Comme tous les restaurants sont fermés, la consommation se fait à la maison, autour d’un bon repas, car les gens ont le temps de cuisiner », reprend Monsieur B. « Il y a eu un changement radical dans les modes de consommation, avec un retour du fait-maison, et surtout de la pâtisserie », reprend de son côté Yoann, qui a vu s’envoler les achats de pâtes à tarte, à pizza, « même si c’est plus difficile de s’en procurer », comme les œufs d’ailleurs ; et surtout la farine « même rationnée à 1kg par personne. 30 kilos peuvent disparaître en quinze minutes ». Côté fruits et légumes, avec la fermeture des marchés, la demande est aussi en hausse, tout comme les ventes. Parallèlement, tout ce qui relève de la consommation rapide, « sandwichs et plats préparés, se vend beaucoup moins ».
« Encaisser » les inquiétudes
Les deux commerçants ont également vu une nouvelle clientèle se former, préférant opter pour la proximité que pour les grandes surfaces. Une démarche plus sécurisante en termes de santé sanitaire. Puis, ils assistent aussi à des scènes qui se répètent. « On voit parfois des clients téléphoner pour prévenir que certains produits sont disponibles en magasin ».
Chez Monsieur B. un sens de circulation a été établi, avec pas plus de trois personnes pour ses 80 m2, et des bandes adhésives ont été collées au sol. Il rappelle d’ailleurs parfois à l’ordre. Malgré ces mesures, « il y a des personnes qui ont très peur et qui ne veulent même pas franchir le seuil du magasin, du coup je les sers directement, c’est aussi l’avantage de la proximité », confie-t-il.
Durant cette période, ces commerçants assurent aussi un lien social, impératifs, car beaucoup, encore plus isolés, se confient un peu plus. Monsieur B a écouté les inquiétudes de certains s’accroître au fil des jours : « Combien de temps ça va durer ? Financièrement comment je vais pouvoir tenir ? Beaucoup craignent de ne pas pouvoir manger à leur faim, et du manque de ressources », exprime le patron, masque sur le nez et gants. Il ne travaille jamais sans. « J’en ai acheté 200 au début, pour pouvoir continuer à travailler en toute sécurité, et je change régulièrement ».
Quant aux masques, la solidarité a fait son œuvre. L’implantation historique dans le quartier lui a permis de nouer des liens solides, et des infirmières sont aux petits soins avec leur commerçant, qui travaille « chaque jour avec la peur au ventre. J’ai peur d’amener le virus chez moi surtout et de le transmettre à ma femme et mes enfants. Ma femme m’appelle d’ailleurs plusieurs fois par jour pour s’assurer que tout va bien ». La solution hydroalcoolique ne le quitte plus. Douche matin et soir, et vêtements directement à la machine. Il a mis en place un rituel quotidien pour faire disparaître toute trace éventuelle du virus, même si les craintes de contracter la maladie restent présentes.
Un groupe Facebook en soutien
Malgré les conditions difficiles, Yoann assure lui aussi quelques livraisons. Une petite tournée qu’il avait instaurée il y a trois ans déjà et qu’il poursuit, principalement auprès des personnes isolées ou âgées. Il prend même le temps de discuter. Une parenthèse qu’il fait volontiers, avec enthousiasme même, malgré la fatigue de ces folles journées. Tantôt à la caisse, où il tente de faire régner la bonne humeur, tantôt en rayon, quand il n’est pas en réserve… ces derniers temps « dormir », ne fait plus partie de son vocabulaire du patron. Il ne dort d’ailleurs plus que trois ou quatre heures par nuit. Nombre de clients ont assisté, impuissants, à ce ballet incessant. Certains ont alors décidé de lui donner un coup de pouce, en créant un groupe Fabebook.
Ainsi, pour lui venir en aide, la solidarité s’est organisée autour de son établissement et de ce « personnage atypique » et « généreux ». D’abord des masques offerts par du personnel soignant. Depuis un presque quinze jours, deux habitants du quartier viennent désormais bénévolement lui prêter main-forte, pour décharger les livraisons, faire l’installation et ainsi permettre à Yoann d’assurer les encaissements et le bon fonctionnement de son entreprise, au service de tous.
Reste que pour le jeune commerçant, « tout travail mérite salaire », alors il offre parfois quelques bons d’achat à ces recrues éphémères. « Et c’est bien normal », assure-t-il, nourrissant une véritable passion pour ce métier. Avec un sens de l’accueil bien à lui, le sourire qui ne le quitte jamais et la convivialité chevillée au corps, Yoann est devenu vital à la vie du quartier, et inversement. « Ce sont les clients qui me donnent la « papate » chaque jour, leur sourire, leurs mots et leur merci. Cette période est très difficile psychologiquement et physiquement, mais paradoxalement, depuis plus de 20 ans que je fais ce métier, avec ce que j’ai vu ces dernières semaines d’actions solidaires et d’humanité, je dirais que c’est la plus belle période de ma carrière ».
Yoann comme Monsieur B. sont fidèles au poste, en première ligne dans cette lutte contre le Covid-19. Ils sont eux-aussi, des héros du quotidien…