Avant d’entrer dans le vif du sujet de notre dossier spécial sur harcèlement en entreprise, il s’agit de comprendre ce qu’est le harcèlement.
Ariane Bilheran est spécialiste du harcèlement. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages sur le sujet et a réalisé de nombreuses enquêtes sur plainte de harcèlement et d’audits sur les risques psychosociaux, dans des centaines d’entreprises, et durant une dizaine d’années. Elle est normalienne, docteure en psychopathologie, psychologue, conférencière, écrivain. Elle a vécu et travaillé à Marseille durant 10 ans, y a créé son entreprise Sémiode et son cabinet L’Etoile. Aussi, elle a enseigné durant 7 années la psychologie et la psychopathologie à l’université d’Aix-Marseille.
Made in Marseille : Bonjour Ariane Bilheran, pouvez-vous définir le harcèlement ?
Ariane Bilheran : Le harcèlement est un terme très ancien de l’antiquité, du registre agricole, pour désigner l’acte d’égaliser un champ à l’aide de la herse.
Repris en politique, cela donne : couper les têtes qui dépassent.
Au Moyen-Âge, la herse est une grille en fer coulissante, armée de pointes à sa partie inférieure, que l’on abaisse pour interdire l’accès à un château fort.
« Herseler » c’est ainsi, pour les ennemis, soumettre la herse à des assauts réitérés. Par analogie, le terme signifie tourmenter sans cesse par de petites mais fréquentes attaques. Sur le plan militaire, il convoque l’idée d’assiéger constamment, sans laisser de répit.
Disons que le harcèlement est une méthode : celle des tyrans.
Il s’agit de conduire un individu ciblé sur la durée, au moyen de pressions réitérées, à l’autodestruction, en entretenant chez l’individu un état de terreur. Durée, répétition, intentionnalité du harceleur, et terreur sont les maîtres mots du harcèlement. Il s’agit de conduire « à petits feux » à l’autodestruction.
En psychopathologie, le harcèlement est essentiellement le mode de relation des profils paranoïaques, et parfois, des profils pervers, si cela sert leurs intérêts (en général, les pervers sont plutôt des complices actifs).
La devise du harceleur est « soumettre ou démettre ».
MIM : Quel est son but ?
A.B : Le but du harcèlement n’est pas seulement de détruire, mais de conduire la victime à l’autodestruction. C’est plus subtil et plus vicieux.
MIM : Mais pourquoi vouloir l’autodestruction de quelqu’un ?
A.B : Parce que la victime dérange, sinon elle ne serait pas ciblée.
Elle peut déranger par sa différence, par ses connaissances (ce qu’elle sait), par son indépendance, par son esprit critique etc.
Si elle rentre dans le rang, elle n’est plus harcelée.
« Ce qui caractérise le harcèlement c’est qu’il n’est pas un conflit. »
MIM : On entend de plus en plus parler de harcèlement, où peut-on le rencontrer, dans notre vie quotidienne ?
A.B : Le harcèlement se rencontre au coin de la rue, pour qui a les yeux un peu ouverts : au sein des familles (harcèlement dans le couple, harcèlement sur les enfants ou un en particulier qui servira de « bouc émissaire »), harcèlement dans l’entreprise, par un manager, des collègues ou des membres de son équipe (pour un manager), harcèlement dans la rue, harcèlement dans les prisons etc.
MIM : Le moindre des conflits est-il un harcèlement ?
A.B : Non. Ce qui caractérise le harcèlement c’est qu’il n’est pas un conflit.
Un conflit, c’est symétrique : vous vous disputez sur des désaccords mais chacun est au même niveau.
Dans le harcèlement, le harceleur dispose d’un pouvoir et d’une force supérieurs à ceux de la victime (financièrement, physiquement, poste occupé, fonction parentale etc.).
C’est un acharnement totalement asymétrique, un abus de pouvoir.
MIM : Cette notion de harcèlement est très complexe… Pour mieux la comprendre, pourriez-vous nous donner quelques exemples ?
A.B : Je crois que tous les génocides participent de cette logique de harcèlement.
Dès que l’on persécute un individu ou un groupe, pour sa différence, et que cet individu ou ce groupe n’a pas les moyens égaux pour combattre, l’on est dans le harcèlement.
Je me souviens de la psychanalyste Françoise Sironi qui disait bien que le but de la torture n’est pas de faire parler, mais de faire taire.
Tout ce qui vise à faire taire, à détruire et à conduire à l’autodestruction, par le biais de la terreur, des menaces, de l’intimidation, de la surveillance, des pressions réitérées, du chantage, sur la durée, relève du harcèlement.
La violence conjugale est un harcèlement, lorsqu’elle répond aux critères de répétition, de durée, de mise sous terreur, et d’intentionnalité. Dans ces conditions, l’on retrouve la jalousie pathologique, l’espionnage du conjoint, l’instrumentalisation des enfants.
D’après ce que j’ai lu et cru comprendre, l’actrice Marie Trintignant a vécu un véritable harcèlement avant de décéder sous les coups de son compagnon.
Le meurtre ne vient jamais d’un coup, il est le fruit d’un long processus croissant de harcèlement d’abord moral, ensuite physique et sexuel.
Beaucoup plus de femmes sont victimes de harcèlement, et ceci est lié à ce que j’ai appelé « la résistance vulnérable » : résister oui, mais dans une très forte vulnérabilité orchestrée par la société (femmes seules avec enfants, moindres revenus financiers, moindre force physique).
Dans l’entreprise, il s’agit généralement de harcèlement sexuel, ou de harcèlement moral simple. Par exemple, le harcèlement sexuel commencera l’air de rien, par de petites blagues anodines et misogynes, à laquelle la personne sera priée de faire allégeance, puis les choses iront crescendo, comme toujours dans le harcèlement, jusqu’à des scènes d’humiliation sexuelle, des agressions, y compris collectives. Plus pervers, harceler en utilisant les accusations de harcèlement contre la victime ! J’ai vu cela sur plusieurs cas d’hommes intègres, au cours d’enquêtes dans des entreprises.
Dans l’Etat, le harcèlement consiste à identifier une catégorie de la population, et de la désigner comme ennemie (« communistes », « roms », « juifs », « arabes » etc.) avant de la persécuter. L’ennemi désigné peut aussi être extérieur, mais pour qu’il s’agisse de harcèlement, il faut toujours que la catégorie de population visée soit plus faible, n’ait pas les mêmes armes pour se défendre (résistants, intellectuels).
MIM : Que voudriez-vous dire à ce sujet, aux étudiants en psychologie de l’université Aix-Marseille qui vous liront peut-être ?
A.B : Qu’il est essentiel d’étudier très sérieusement cette problématique, sous différents angles, quand bien même elle ne serait pas enseignée dans leur Université :
1° Etudier le fonctionnement du harcèlement, comme une méthode qui répond à des logiques d’asservissement de groupe.
Le harcèlement ne peut se comprendre dans une simple logique harceleur/harcelé, il doit s’étudier au regard du groupe, et des institutions/organisations du travail.
2° Etudier très sérieusement la pathologie maîtresse du harcèlement, qui n’est absolument pas la perversion narcissique, comme cela est lamentablement divulgué et vulgarisé à tort depuis quelques années, mais la paranoïa. Etudier les différences et les alliances avec la perversion narcissique, pour la mise à mort de la victime. Cela permettra notamment au psy de ne pas se faire manipuler lorsqu’un profil paranoïaque harceleur se présentera en victime de la personne qu’en réalité il harcèle… (inversions de culpabilité)
3° Comprendre les processus en finesse et en profondeur, y compris d’isolement de la victime, de manipulation du groupe et des institutions : projection, renversement de culpabilité, déni etc.
4° Se former au psychotraumatisme, car une victime de harcèlement a besoin d’une prise en charge spécifique car elle présente des troubles traumatiques. Ainsi, la thérapie analytique « à l’ancienne », « neutre », n’est pas adaptée aux menaces à l’intégrité, et à l’émergence de troubles traumatiques.
Un professionnel qui n’aura pas étudié ces différents points est un professionnel dangereux en matière de prise en charge du harcèlement. Il pourra par exemple encourager une victime à faire une « médiation » avec son harceleur, ou encore parlera de conflits, l’incitera à « oublier », dans l’ignorance la plus parfaite des dégâts psychiques occasionnés par ses propres propos. Ce n’est malheureusement pas rare, et les psys doivent être particulièrement responsables sur cette question du harcèlement.
Pour aller plus loin avec Ariane Bilheran, sur la notion du harcèlement
Bilheran, A. Le harcèlement moral, Paris, Armand Colin, 2013 (3ème réédition).
Bilheran, A. Harcèlement. Famille, Institution, Entreprise, Paris, Armand Colin, 2009.
Bilheran, A. Psychopathologie de la paranoïa, Paris, Armand Colin, 2016.