Julia Mourri, journaliste pour le Plus, supplément du Nouvel Obs, partage avec la rédaction de Made in Marseille ce témoignage intéressant de Nabil, chauffeur pour Uber dans la cité phocéenne.
Ils sont une dizaine, tout au plus. Nabil E. [nom d’emprunt] est l’un des rares chauffeurs à conduire pour Uber dans la cité phocéenne. Il raconte comment son nouveau métier lui a permis de sortir du chômage, même s’il est aujourd’hui menacé par les taxis en colère, et une proposition de loi qui vise à durcir l’accès des chauffeurs « loti » aux plateformes VTC, examinée ce mardi 5 juillet à l’Assemblée.
J’ai toujours vécu de petits boulots en intérim dans la logistique : on t’appelle, tu vas à l’entrepôt, tu prépares des palettes de colis pour les magasins. Ce secteur-là n’embauche pas. S’il y a du travail, tant mieux, sinon, tant pis.
Quand j’ai appris qu’Uber arrivait à Marseille, l’été dernier, j’ai pensé quelque-chose comme « rêve américain ». Avec les jeunes du coin, on y a vu l’opportunité de créer notre entreprise, de sortir du chômage, d’être indépendants et de travailler librement.
Le lobbying des taxis à Marseille
J’ai passé une capacité de transport de personnes et obtenu une licence. J’ai ensuite créé ma société, et ai commencé à rouler en avril dernier. À ce moment-là, il n’y avait qu’une dizaine de chauffeurs qui utilisaient Uber à Marseille. Il n’y en a guère plus aujourd’hui.
Je suis tombé en plein dans la réalité du secteur : grèves des taxis, problèmes avec l’administration… Alors que j’étais parfaitement en règle, tout le monde me faisait sentir que j’étais dans l’illégalité la plus totale, que je n’avais pas le droit de travailler.
Les taxis exercent un lobbying très fort à Marseille. Il ne se passe pas un jour sans qu’un chauffeur VTC ne soit victime d’une tentative d’intimidation.
On n’est pas à l’abri d’une agression
Je me souviens de cette fois où je devais récupérer des clients américains à l’aéroport, une mère et son fils. Pour éviter les problèmes, je voulais rester discret. On n’est pas à l’abri d’une agression, et on le sait.
L’arrivée des vols internationaux se situe juste devant la station de taxis. J’ai essayé de joindre mes clients pour leur demander de m’attendre quelques mètres plus loin. Ça ne répondait pas.
Je me suis donc lentement approché de la sortie de l’aéroport pour les trouver, lorsqu’une dizaine de chauffeurs de taxis sont venus à pieds encercler mon véhicule. Ils hurlaient : « Arrête de marauder. Pourquoi tu viens ici ? T’es en train de tuer notre travail. »
L’un a passé la main à l’intérieur de ma voiture, a saisi la bouteille d’un spray désodorisant et me l’a jeté à la figure. Ils ont tapé sur la carrosserie, l’ont rayée.
Le tout devant la police, en plein plan Vigipirate. L’un des agents de sécurité s’est approché et m’a demandé de lui montrer mon bon de commande. Je me faisais agresser, et c’était moi qui me faisais contrôler.
J’ai peur que ça finisse très mal
J’ai voulu porter plainte, mais je n’avais pas été agressé physiquement. On m’a dit : « Essayez de vous regrouper, de faire des actions communes, parce que là, tout seul, vous n’allez pas vous en sortir. »
À Marseille, on parle beaucoup de la « mafia des taxis ». Je ne sais pas s’il s’agit d’un cliché, mais beaucoup en jouent. Ils valorisent leur licence et se la revendent entre eux. Mais les jeunes d’ici n’ont pas les moyens de payer 100 ou 150.000 euros pour pouvoir travailler, ou même de contracter un prêt.
Je comprends que les nouveaux chauffeurs de taxi qui sont endettés voient d’un mauvais œil l’arrivée de nouveaux sur le secteur, puisque nous n’avons pas les mêmes contraintes qu’eux. Mais nous sommes devenus chauffeurs dans un cadre réglementaire, nous travaillons dans notre droit. Et si on ne trouve pas de solution pour pallier cette violence, j’ai peur que ça finisse très mal.
Pourquoi ne pas uniformiser le secteur ?
Par ailleurs le député Laurent Grandguillaume a déposé le 21 juin une proposition de loi visant à transformer en profondeur la régulation du secteur.
L’objectif est notamment d’interdire les véhicules capacitaires, dits « loti » (en référence à la loi d’orientation des transports intérieurs de 1982, ndlr) en milieu urbain, tout en limitant l’accès à la profession VTC.
Pourquoi ne pas uniformiser le secteur ? Certes, les taxis ont payé leur licence, mais l’État a proposé de la leur racheter. Ce qui n’arrange pas ceux qui n’ont pas tout déclaré…
Des jeunes des quartiers et des belles voitures
Depuis que je suis chauffeur via Uber, ma vie a complètement changé. Je fais huit heures par jour et j’aménage mes horaires. En semaine, je travaille surtout l’après-midi, le week-end, plutôt la nuit. Ça me permet de voir mes enfants en bas âge. Je n’avais jamais réussi à être si présent. Je passe plus de temps avec ma famille, et je ne me demande plus si j’arriverais à finir le mois.
Si une solution n’est pas trouvée entre les chauffeurs VTC et les taxis et que cette loi Grandguillaume passe, ce sera la fin des milliers d’entreprises comme la mienne.
Et la fin d’un espoir pour les jeunes Marseillais des quartiers populaires. Je les vois, mes collègues, ceux qui veulent devenir chauffeurs : comme moi, ils sont Maghrébins, ils jonglent entre les petits boulots et Pôle emploi, et viennent des Quartiers nord.
La dernière fois, un client m’a dit : « Ça fait plaisir de voir des jeunes des quartiers qui travaillent au volant de belles voitures. »
Propos recueillis par Julia Mourri