Malgré les normes européennes qui pèsent sur le métier, les pêcheurs marseillais tiennent la barre. Fervents passionnés, ils évoluent avec leur temps et voguent vers de nouveaux horizons. Reportage.
Le pointu entre dans le Vallon des Auffes (7e). Ce matin, Christian Guarino va livrer 15 kilos de pélamides à dos rayé. Le loup de mer de 65 ans est l’un des derniers pêcheurs du bassin. Creusé par sa nuit de travail, tee-shirt taché, il s’installe chez Fonfon pour avaler un café.
Son regard bleu perçant flotte sur son ancien bateau « Le Pistolet » qu’il a revendu il y a deux ans pour son départ à la retraite. Mais le pêcheur n’a jamais raccroché le tablier.
L’eau salée coule encore dans ses veines. « Certains ont un tel amour du métier qu’ils ne prennent pas de congés. Même après la retraite ils n’arrivent pas à arrêter, abonde Clara Hénissart, directrice générale de la coopérative du Levant, fondée en 2019. Alors que la mer, ça use ».
Cette passion iodée qui colle à la peau, fait qu’ils en deviennent parfois secrets, voire recroquevillés entre eux. « C’est un boulot d’ours, ils n’aiment pas parler », avait prévenu Clara. Et en effet, ce n’est qu’après quatre tentatives que nous avons pu le rencontrer.
Un avenir artisanal à prouver
Ses parents l’avaient dissuadé de se plonger dans ce « métier difficile ». Au début de sa carrière, Christian a donc travaillé à la Préfecture de Police, puis avec sa femme dans une boulangerie. Mais rien ne l’a détourné de son amour pour la grande bleue.
Même constat pour la nouvelle génération, Jonas Bizord et Damien Feraud, qui eux ne sont pas fils de pêcheurs. Dans le Sud, contrairement aux idées reçues, une étude du Comité régional des pêches a montré que seulement 40% des pêcheurs ont un père issu des rangs de la profession.
Comme les Guarino 30 ans auparavant, ces deux jeunes pêcheurs de 34 et 32 ans, ne veulent pas pousser leurs enfants dans cette voie, dont l’avenir artisanal « reste à prouver ».
Les pêcheurs affrontent des vagues de normes
Christian les a vues défiler ses 35 années d’activité comme les paysages. Et son métier changer. « Avant, tu allais à la mer, tu prenais ton gilet de sauvetage, tes papiers, et tu étais tranquille, se souvient le marin avec une gouaille naturelle. Mais tous les ans, ils nous ont rajouté des contraintes ».
L’Europe lui a imposé d’investir dans un nouveau gilet avec un GPS intégré. « C’est 900 euros. Tu payes, tu payes… tu ne t’arrêtes pas », grommelle l’artisan des mers.
Ces dernières années, l’Union Européenne a aussi renforcé les mesures pour préserver la ressource. En 2024, la loi fixe un maximum de 6 639 tonnes de capture de thon rouge en France. La pêche aux oursins fait aussi l’objet d’un arrêté préfectoral depuis septembre 2023 en Méditerranée qui abaisse la période de récolte de six à trois mois par an.
Désormais, chaque professionnel doit aussi anticiper l’obligation de tenir un journal de pêche pour déclarer chaque prise, selon la taille de son bateau. « Près de 900 règles encadrent la pêche aujourd’hui », met en lumière Clara Hénissart.
Le rôle de vulgarisation des coopératives
Cette urbaniste de formation, tombée dans la marmite il y a 16 ans, monte à Bruxelles chaque année pour défendre bec et ongles ses adhérents. « Mais parler à l’UE, c’est parler à un mur, évacue l’experte d’un revers de main. Ils ont une vision trop technocratique de la pratique qui n’est pas adaptée à la réalité du métier ».
Certaines normes sont « compliquées » à mettre en place, voire « aberrantes » comme le préavis de débarque qui concerne la pêche au thon rouge. Les marins sont tenus de « tourner trois heures avant de partir en mer », s’étouffe la directrice.
Sa priorité est de vulgariser ces différentes normes. « Faire des fiches » en somme pour aider les professionnels à exercer plus sereinement. « Sans Clara, on serait tous hors la loi », souffle Jonas, le seul corailleur de Marseille.
Un changement sociologique de la pêche
Le pêcheur de corail rouge a trouvé le bon filon. Avec sa femme, il fabrique des bijoux à partir de cette espèce endémique de Méditerranée dans leur atelier du Panier. Quand il n’est pas en mer, qu’il ne livre pas les restaurateurs et les écaillers, Jonas enfile des perles.
Ce n’est d’ailleurs qu’en se diversifiant que le Marseillais perçoit l’avenir de son métier artisanal. « On doit avoir plusieurs cordes à notre arc », plussoie son collègue Damien.
En particulier, la maîtrise des ventes en direct au consommateur pour tirer un bon prix de son poisson. Car Marseille n’a plus de Criée conséquente depuis la transition du Vieux-Port sur le quai des Belges (2e) au port de Saumaty (16e) en 1976.
Les femmes, un maillon toujours important
À cette époque, les hommes s’appuyaient sur leur épouse pour la vente, comme tous les autres artisans, des bouchers aux fromagers. Si l’émancipation des femmes a fait un bon bout de chemin depuis, certaines continuent à vendre sur le Vieux-Port.
Mais ce n’est pas nécessairement par choix. L’une d’elle, fidèle à son poste tous les jours entre 11h et 13h, vend les prises de son fils, qui a remplacé son mari tombé malade. « C’est mon mari qui m’a demandé de remplacer sa mère il y a quelques années. Mais moi j’étais bien en talons aiguilles derrière un bureau », confie-t-elle.
La Marseillaise se remémore des souvenirs difficiles : « Au début, je pleurais. L’hiver, ça caille. Le Mistral, le froid… On a les mains glacées. Je n’arrivais même pas à nettoyer le poisson ».
Vers quel avenir du métier ?
Aujourd’hui, les épouses ne s’impliquent plus systématiquement. « Et c’est tant mieux ! », s’exclame Jonas, heureux papa de deux enfants en bas-âge, étreint par le manque de sommeil. Le corailleur est fatigué, certes. Mais il n’abandonnera pas pour autant.
Ce scaphandrier de formation a cette passion de la plongée sous-marine chevillée au corps depuis tout petit, quand il naviguait l’été avec ses parents.
Pour préserver sa profession, il pressent que « la coopérative sera la solution ». Le regroupement des pêcheurs marseillais – estimés aujourd’hui à une centaine – pour mutualiser les outils, les locaux, et encourager la transformation des produits, est un projet envisagé par le Marché d’intérêt général (M.I.N) sur le port de Saumaty.
Christian Guarino, lui, préfère troquer sa Méditerranée pour un chalet dans les Alpes. Et prendre enfin sa retraite. « Je pense partir courant décembre, assure-t-il en laissant s’échapper un zeste d’hésitation. Après, je peux toujours revenir… ». Comme le poisson, la passion ne passe pas à travers les mailles du filet.
Avec Manon Legrand