Majestueux trois-mâts du 19ème siècle, le Belem a porté la flamme olympique de Grèce jusqu’à la cité phocéenne pour les JO 2024. À son bord, un jeune Marseillais des quartiers Nord. Une quête qui, pour lui, dépassait de loin l’événement sportif.
Ce matin d’octobre 2023, sur un quai discret du port de Marseille, la silhouette d’un trois-mâts contraste avec l’aurore. Vieux de 127 ans, long de 51 mètres, le Belem est le dernier des grands voiliers de commerce français
encore en activité.
À petits pas hésitants, 30 jeunes venus des Alpes, de Corse, de l’île de la Réunion et de Marseille empruntent l’étroite passerelle branlante qui mène à bord. Ils se regroupent en désordre sur le pont principal, sans mesurer encore la charge historique qui flotte sous leurs pieds, ni ce qui les attend.
Pour l’heure, comme au premier jour d’une colonie de vacances, l’excitation domine entre rires et cris. On devine toutefois une pointe d’anxiété dans ce contexte, bien loin de leurs repères. “Tous ces jeunes ont deux choses en commun : un parcours de vie compliqué, et la main tendue d’une association qu’ils ont su saisir. Ça veut dire qu’ils ont envie d’aller de l’avant. D’avancer”, insiste Hervé d’Harcourt, membre du directoire de la Caisse d’Épargne CEPAC.
Musée flottant
La banque est le mécène de la Fondation Belem. Ce navire du 19ème siècle a traversé les mers du monde. Des fèves de cacao brésilien pour le chocolatier Menier au ravitaillement du bagne de Guyane, il a affronté les tempêtes et échappé miraculeusement à une éruption volcanique en 1902, celle de la montagne Pelée en Martinique, avant de devenir le yacht de luxe du duc de Westminster, puis du célèbre brasseur Sir Arthur Ernest Guinness, pour finir navire-école de l’armée italienne.
Sauvé de la casse en 1979, le trois-mâts a subi une restauration d‘ampleur dans sa France natale. Classé monument historique, il est aujourd’hui un véritable musée flottant. “Ne vous appuyez pas sur la rambarde de l’escalier à double révolution s’il vous plaît. C’est un élément classé du navire”, pose d’entrée le commandant Mathieu Combot avant de faire son premier briefing aux jeunes stagiaires. “Vous êtes désormais matelots du Belem. Nous avons besoin de vous pour toutes les manœuvres.”
Navire brise-glace
En effet, pour déplacer les 400 tonnes du bâtiment, il faut hisser 1 000 m2 de voiles à la force des bras. “Parés à la drisse ?”, hurle le charpentier Tomy aux apprentis alignés le long d’une corde au pied d’un mât de 34 mètres. “Allez, hissez !” Il faudra trois heures d’intenses efforts pour habiller le Belem de ses 22 voiles. Les jeunes, en sueur, contemplent le résultat saisissant alors que des dauphins sautent à quelques mètres, comme pour les féliciter.
Cette séance de team building a brisé la glace. D’abord pour les jeunes, dont les groupes de départ ont vite éclaté, pour en former de nouveaux au gré des affinités. Des body-builders corses et alpins improvisent un concours de tractions. Des spectatrices moqueuses, admiratives – ou les deux – commentent la scène. Des rappeurs d’eau douce imaginent déjà un featuring entre Marseille et la Réunion.
Les barrières tombent également avec l’équipage, plus habitué à accueillir des amateurs de navigation lors de croisières onéreuses. Pour la première fois, sous l’impulsion de la Caisse d’Épargne CEPAC, les marins embarquent des jeunes en difficulté, pour la plupart issus de quartiers défavorisés.
La grande évasion
Arrivé d’une cité des quartiers Nord de Marseille, casquette vissée sur sa longue chevelure, Yassine tient la barre du navire. “Tu vois Marseille derrière nous ? Je m’en vais ! Je me sens libre. Comme un évadé, mais de mon quotidien.” Il tente de tenir le cap. “Yass’, tu vas où ?” s’inquiète le chef timonier. “J’essaie d’aller à gauche.” Et son superviseur de reprendre : “Essaie l’autre gauche alors… et ça se dit bâbord.”
Le jeune marin utilise tout son poids pour faire tourner le gouvernail en bois massif. “En vrai, c’est que du positif. L’esprit d’équipe, les trucs de cordes, j’aime trop. Et tout le monde est bienveillant ici.” Le partage des tâches avec l’équipage est total. Les équipes se relaient jour et nuit sur des quarts de 8 heures.
Si on m’avait dit au quartier que j’allais vivre ça un jour, j’aurais hurlé de rire ! Yassine, apprenti navigateur
Vigie, barre, grandes manœuvres… et corvées. Comme le nettoyage des toilettes, où l’on retrouve Yassine, gants en caoutchouc et éponge à la main. “Comme tout le monde, c’est normal, il faut en prendre soin de ce bateau.” Sa curiosité sans filtre, comme celle de ses camarades, déborde largement du cadre du stage. On les retrouve dans la cabine du capitaine, assailli de questions sur les anecdotes du navire. Certains squattent la salle des machines pour parler moteurs avec le chef mécanicien.
Sur le pont, le charpentier donne un énième cours d’anatomie du Belem. Après trois jours de navigation, beaucoup connaissent par cœur le nom des 22 voiles et leurs fonctions. “Flèche, brigantine, diablotin, artimon, perroquet…”, récite Yassine en paradant sous la voilure, avant de prier un matelot de jouer les conseillers d’orientation pour intégrer le secteur maritime.
Le jeune étudiant en BTS comptabilité envisage de commencer par le brevet de sauveteur aquatique et pourquoi pas une formation de trois mois de matelot : “Ça m’a cassé la tête ce stage, je veux vraiment pousser l’expérience plus loin.”
Des quartiers Nord au mont Olympe
Son souhait sera exaucé quelques mois plus tard, en mars 2024, lorsque la Caisse d’Épargne CEPAC le convoque. “Une explosion dans ma tête.” Yassine apprend qu’il embarquera à nouveau sur le Belem. Mais cette fois, pour traverser la Méditerranée.
Destination le mont Olympe, en Grèce, où a été allumée la flamme olympique. Il doit la ramener à bon port, celui de Marseille, le 8 mai, d’où elle entamera son grand relais jusqu’à Paris pour les JO 2024. “Si on m’avait dit au quartier que j’allais vivre ça un jour, j’aurais hurlé de rire ! Mais maintenant que cette folie est réelle, ça débloque des choses dans ma tête. J’ai déjà beaucoup appris en mer et je veux que ça continue.” Qu’il s’agisse de vocation, de savoir-faire ou d’histoire, le Belem est avant tout un passeur de flambeau.
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