Ils s’appellent Anne, Frédéric, Jean-Luc, Suzanne… et ont posé leurs valises dans la Cité radieuse. Dans ce « village vertical », signé Le Corbusier, le temps semble parfois suspendu. Reportage dans le quotidien de ces « radieux-actifs ».
Il est un peu plus de 20 heures. Le ciel est teinté de reflets orangé et rougeâtre qui se reflètent sur la grande cheminée, quand le concert de Sofiane Saidi débute. Fidèle au Raï, cet artiste algérien revisite ses chansons, accompagné de ses ordinateurs et de son synthé, tandis que les tout-petits s’amusent dans la pataugeoire. Une projection en avant-première du film de Rabah Ameur-Zaïmeche est aussi organisée ce jour-là.
Une soirée comme une autre, dans un « quartier » à part. Car nous sommes, ici, sur l’un des plus beaux toits-terrasses de Marseille : celui de la Cité Radieuse (8e). Ces moments de convivialité et de détente entre les locataires, ouverts au public extérieur – sur réservation – sont organisés par l’association des habitants de l’UH Le Corbusier Marseille. « Une vieille dame », comme la qualifie sa présidente Anne Haguenauer, née le 14 janvier 1953, à l’époque de la construction de l’unité d’habitation (UH) entre 1947 à 1952.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors que la France est touchée par une grave pénurie de logements, Le Corbusier, pionnier du Mouvement moderne, développe son concept d’habitat collectif qu’il nomme « unité d’habitation ». Une structure en béton sur pilotis dans laquelle s’insèrent les appartements en duplex et des services.
Un village à la verticale inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco
Sur les 337 appartements de « ce village vertical », de 56 mètres de hauteur, 180 foyers sont adhérents de cette asso’ qui résiste au temps et participe de la culture architecturale, urbaine et méditerranéenne. « On doit beaucoup au Corbusier », sourit Anne Haguenauer.
La Cité Radieuse, inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2016, s’étend sur 135 mètres de long sur 24 mètres de profondeur. Elle se compose de neuf étages dont sept habitables, les deux restant étant le toit-terrasse et un étage dédié aux commerces. À l’intérieur, la conception des étages, renommés « rues », est pensée pour la socialisation. Maître-mot lors de la construction. « Et ça marche très bien », s’exclame la présidente.
Toute l’année, les discussions entre voisins vont bon train dans les différents étages, favorisées par les trois ascenseurs à disposition des habitants au même endroit. Un seul bouton permet de les appeler, délibérément conçu pour permettre le dialogue. « On est amenés à parler avec tout le monde. De même, les couloirs sont faiblement éclairés, cela pousse les gens à parler moins fort » créant aussi une sensation d’apaisement avant de rentrer chez soi.
Au cœur de l’été, ces larges rues, qui courent sur toute la longueur du bâtiment, sont presque désertes. Mais il n’est pas rare de croiser un groupe de touristes dans le cadre des visites organisées par l’Office de tourisme, de loisirs et des congrès de Marseille. Ce jour-là, parmi les visiteurs, un couple d’Italiens férus des réalisations du Corbusier. « Nous avons fait toutes les unités d’habitations en France et en Allemagne et cette visite est la meilleure », confie le couple enthousiaste car Kévin, le guide, leur ouvre les portes de l’appartement témoin, classé monument historique.
Toc, Toc… ces appartements chargés d’histoire
Les visiteurs peuvent ainsi appréhender l’espace et vivre quelques instants au sein de cet habitat considéré comme l’un des plus aboutis et des plus innovants au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Découvrir la cuisine ouverte de 5 m2 entièrement équipée avec des rangements et placards coulissants, rappelant des bateaux, signée de l’architecte et amie du Corbusier, Charlotte Perriand, le placard caché derrière une bibliothèque ou encore la douche intégrée dans le mur…
Les logements, appelés « cellules », sont soient « montants », c’est-à-dire que l’accès se fait par le salon avant de rejoindre les deux chambres de 21 m2 de long à l’étage, soient « descendants », même entrée, mais les chambres sont situées en bas. Dans les deux cas, elles sont communicantes grâce à une porte en ardoisine verte pour laisser les enfants dessiner à la craie.
Sur l’année 2022, 60 919 visiteurs ont découvert la « maison du fada », comme la surnommaient les Marseillais jadis et encore parfois aujourd’hui, dont près de 2 000 à l’occasion des Journées du Patrimoine. Si ce va-et-vient constant est toléré, il perturbe parfois la quiétude des lieux, surtout lorsque des curieux s’invitent seuls sans avoir signé le registre prévu à cet effet. « Peut-être y aura-t-il un jour une obligation de réserver, comme pour visiter les calanques », se demande Frédéric Haguenauer.
Pas de quoi lui faire quitter le navire chargé d’histoire. Avec son épouse Anne et leur fille, cela fait maintenant 11 ans qu’ils vivent dans un appartement de 98 m2 situé au 5e étage. Certes modernisé, leur logement conserve les caractéristiques architecturales du Corbusier. Au rez-de-chaussée, la cuisine n’a pas tellement changé depuis sa création. « C’est une hérésie pour nous l’idée de la détruire », poursuit Anne, qui détaille les différentes actions menées par l’association pour fédérer les voisins. Outre les fêtes, plusieurs salles vides ont été transformées en cinéma, pouvant accueillir 50 personnes, en bibliothèque pour tous les âges, ainsi qu’en espace de loisirs avec table de ping-pong et baby-foot.
Jardins partagés
À l’intérieur comme à l’extérieur de l’édifice, l’architecte a mis en place un jeu de lumière à partir des couleurs primaires qui recouvrent l’intérieur des loggias et les portes des appartements, allant du bleu au vert et du jaune à l’orange en référence à la mer, la nature… Elle a d’ailleurs une place toute particulière au cœur de cette cité.
Caché derrière des arbustes, un jardin partagé et ses vingtaines de parcelles s’étendent sur 3 hectares, offrant aux habitants une énième façon de se rencontrer. Jean-Luc Seidel, 69 ans, a semble-t-il la main verte. « J’ai environ 2 m2 de parcelle et j’ai planté récemment des tomates, des poivrons et de la rhubarbe », lâche fièrement ce résidant du 5e étage.
Cet ancien chercheur du CNRS à Clermont-Ferrand, est né et a grandi jusqu’à ses 25 ans dans cet appartement qu’il a repris à la mort de son père en 2021. « C’est comme si j’étais parti hier », sourit-il, tant pour lui rien n’a changé. « Mes parents l’ont acheté alors que l’appartement n’était encore pas terminé. L’étage n’était pas fini mais ils se sont quand même installés », se remémore Jean-Luc, qui vient régulièrement s’occuper de ses plantations.
Mais pour « tout ce qui est en lien avec l’arrosage, les plantes, le jardin partagé… on appelle qui ? Guy », plaisante Guy Durant, surnommé « monsieur végétal », jamais à cours de précieux conseils. Depuis dix ans, il veille au grain pour que tous adoptent les bons gestes.
Suzanne, « la maman de la Cité radieuse »
Au détour de ce jardin, dans lequel tous peuvent se promener, voilà Suzanne Hoffmeyer, avec son petit chien Alika. Malgré son déambulateur, cette retraitée de 101 ans a la pêche, et vient dans le parc, jusqu’à quatre fois par jour. Celle que l’on surnomme « la maman de la Cité radieuse » nous emmène d’emblée voir son solide Paulownia, un arbre planté l’an dernier pour célébrer son centenaire. « Il est beau, mais il n’a pas encore fleuri », sourit-elle, pleine d’entrain, impatiente de le voir s’épanouir au printemps prochain.
La vieille dame n’est jamais à court de discussions, contant bien volontiers son retour d’Afrique, ses trente années passées « dans des pays chauds » en Asie ou en Afrique équatoriale, « sans eau, sans électricité et j’ai quand même survécu », raconte-t-elle. Puis sa vie au Corbusier bien sûr. 60 ans maintenant qu’elle vit dans sa cité radieuse. « La cité ne se dégrade pas, c’est bien entretenu ». Ses enfants ont passé leurs plus jeunes années sur le toit. Elle y monte d’ailleurs régulièrement avec Alika, accompagnée d’un aidant. « Il y a beaucoup de jeunes qui viennent maintenant, je ne connais plus grand monde hormis quelques vieux », dit-elle, regrettant parfois le bon vieux temps justement.
Celui où le liftier des années 80 n’avait pas encore été remplacé par l’ascenseur automatisé, le temps où il y avait encore le boulanger, le boucher, la mercerie, le droguiste… « On n’avait pas besoin de sortir, et on avait l’école pour les tous-petits, c’était bien étudié », ou encore lorsque le marchand de glaces avait coutume d’arpenter les couloirs « et venait nous couper un bout de glace puisque nous n’avions pas de congélateur ». Maintenant, Suzanne est équipée.
Si elle refuse toujours de faire installer la clim’, dans son appartement avec vue sur mer, elle a fait poser un monte-escalier « parce que je suis déjà tombée trois fois », puis fait quelques aménagements pratiques. Dans une des chambres, une pièce rare. Une table à langer d’origine conçue par Le Corbusier. « Étonnant, en plus, lui qui était célibataire, sans famille et sans enfants », commente-t-elle.
Même si les commerces d’antan ont laissé place à une agence d’architecture, un cabinet para-médical, un magasin de décoration, une librairie, ou encore un hôtel-bar-restaurant… Suzanne ne voudrait partir pour rien au monde. « Je m’y plais beaucoup, je mourrai ici » souffle-t-elle, avec ce sourire qui ne la quitte presque jamais. Et prévient : « Mais attention, tout le monde n’aime pas, mais je pense que c’est parce qu’ils ne connaissent pas, parce que Le Corbusier, c’est un village qui se suffit à lui-même, avec une vie communautaire active, les gens se connaissent, s’entraident. Le Corbusier, c’est le paradis sur terre. C’est plein d’intelligence, de bonnes idées, c’est pratique ».
Elle y a construit sa vie, loin parfois de la modernité, qui « lui fait peur ». Le smartphone, très peu pour cette mamie très authentique, qui au détour d’une phrase lâche : « Je devrais bien m’y mettre si je vis jusqu’à 150 ans ».