Expérimenté depuis l’année dernière avec quelques classes de primaire, le dispositif Le Grand Bain vise à favoriser la mixité sous toutes ses formes entre les petits Marseillais. Ce projet de jumelage intra-muros pourrait s’étendre à l’ensemble des écoles de la cité phocéenne et intéresse déjà d’autres villes de France. Reportage.
En rang, deux par deux, les élèves de CE2 de l’école Breteuil (6e) arpentent la rue de la République, direction le quartier du Panier. Le rendez-vous est donné au pied de la chapelle de la Vieille Charité avec des camarades venus d’un autre établissement scolaire, les CM1 de l’école de Parc Bellevue (3e). Ces petits Marseillais se connaissent « un peu », confie une élève avec timidité, son sac de pique-nique sur le dos.
Cela fait déjà quelques semaines qu’ils correspondent pour commencer à nouer des liens. Ils se sont rencontrés le mois dernier à l’occasion du Big Day. Une grande journée de cohésion organisée au parc Borély. Puis ont participé à de premiers ateliers en binôme de classe, dans le quartier Félix-Pyat. La découverte d’une autre réalité pour beaucoup d’entre eux.
Ce jour-là, malgré le temps maussade, tous sont enthousiastes à l’idée de participer à un escape game à ciel ouvert et « entre copains ». Les classes sont mixées. Boussole, loupe, miroir, carte… Pour ce jeu de piste à travers les rues du centre historique marseillais, tout le nécessaire du parfait petit enquêteur.
Pour ajouter un défi, chaque élève reçoit une enveloppe contenant la photo d’un camarade de l’autre école, avec une mission bien précise : être son ange gardien toute la journée. L’aider, le rassurer, le consoler, le faire rire ou encore le motiver, « votre rôle est de lui faire passer la meilleure journée de sa vie », annonce l’animatrice et cheffe de projet de l’association CitizenCorps, Claire Pluet. Mais il ne doit pas savoir que vous êtes son ange gardien ».
S’écrire un avenir commun, au-delà de leurs différences
Depuis l’année dernière, CitizenCorps pilote un projet baptisé Le Grand Bain. Initié par des entrepreneurs sociaux en 2021 (La Fabrique du Nous), d’anciens députés… il vise à faire tomber les barrières en permettant à des enfants aux réalités sociales et culturelles éloignées de se rencontrer et d’explorer d’autres univers. « À Marseille, ces différences sont très marquées et souvent sources d’incompréhension, de blocages. Chacun est dans sa ligne, dans son école où la mixité n’existe pratiquement plus », estime Marion Chapulut, fondatrice de CitizenCorps.
Orientée habituellement vers des adolescents, son association développe des programmes sur deux axes : la mixité et apprendre par l’expérience et la différence. C’est la première fois qu’elle s’adresse à un public plus jeune, « avec l’idée que si l’on veut travailler sur l’altérité, en commençant le plus tôt possible, ça peut se développer tout au long de la vie, et faire évoluer les préjugés, les idées préconçues qu’on peut avoir les uns sur les autres et le clivage qui existe dans cette ville ».
Dès lors, le principe du Grand Bain est simple : que chaque classe de primaire marseillaise ait une classe jumelée dans un quartier socialement différent. « Au-delà de ces différences, on s’est demandé ce que tous ces enfants avaient en commun : leur ville, l’OM et la mer, et avec ça, il y avait cette idée de tous sauter dans quelque chose de nouveau », souligne Fanny Diadema, cheffe de projet Le Grand Bain, chez CitizenCorps. D’où le nom de baptême !
Marseille, un terrain de jeu idéal pour ce projet
L’expérience a débuté l’année dernière avec 5 classes et quelques enseignants prêts à se jeter à l’eau. « Je me suis lancé dans ce projet parce que je pense qu’il est nécessaire que les enfants, et particulièrement ceux qui vivent dans le quartier de la Belle de Mai, aient l’opportunité de voir autre chose, confie Vincent, enseignant en classe de CP à l’école Bernard Cadenat. Je pense que Marseille est d’une très grande richesse et le terrain de jeu idéal pour ce projet ».
« Ils ont mis toute leur énergie pour construire ce projet très chronophage, assure Fanny Diadema. L’ambition, c’est d’en faire un programme livré clé en main à l’enseignant. C’est ce sur quoi nous travaillons cette année scolaire, au regard des conclusions de la première année ».
Au-delà de renforcer l’accompagnement pour alléger la charge de l’enseignant, le retour d’expérience a mis en évidence la nécessité d’approfondir les connaissances entre les élèves. « On s’est aperçu que certains enfants ne connaissaient même pas les prénoms des élèves de leur classe binôme, poursuit l’ancienne attachée parlementaire. Nous avons aussi constaté qu’il fallait une production tangible entre les enfants qui les pousse à travailler sur un projet tout au long de l’année, qu’ils puissent ensuite présenter à leurs parents ».
Le parcours pédagogique a donc été construit autour de trois temps forts : la découverte de l’autre, la cohésion de groupe, puis une création commune, dont la restitution à la fin de l’année est l’occasion d’une grande fête.
Entre septembre et janvier, les enfants ont ainsi commencé un échange épistolaire. Des lettres rédigées en classe et « postées » dans la boîte aux lettres du Grand Bain, « avec l’objectif de savoir vraiment qui il y a dans l’autre classe, de susciter la curiosité pour que le jour de leur rencontre, ils aient déjà noué quelque chose ».
La preuve le 26 janvier dernier au parc Borély, journée riche en partage. « On s’est reconnues parce qu’on s’était envoyées des photos », confie Mélina, du CE1 de l’école Breteuil. « J’étais vraiment impatiente », confirme Aïcha, du CM1 de l’école Parc Bellevue, heureuse de retrouver son binôme sur l’escape game dans le Panier.
La danse des émotions et le pouvoir des mots
Le programme repose également sur un fil rouge. « Les enfants se construisent en rencontrant l’altérité et en s’interrogeant sur ce que ça provoque comme émotion, note Marion Chapulut, c’est pourquoi nous avons choisi de travailler sur l’empathie ».
Pour développer leurs compétences socio-émotionnelles, ils participent tous ensemble à des activités de sophrologie et de danse. Avec l’atelier La Bulle des Émotions (LBDE), l’ambition est de leur permettre de mieux les vivre, de les accueillir et de les gérer calmement. « Des super-pouvoirs qu’ils pourront utiliser seuls et pour toute leur vie », estime la sophrologue Sophie Le Millour, créatrice de ce programme destiné aux 5 – 11 ans.
Chasser sa colère, installer le calme, renforcer la confiance en soi, évacuer la tristesse, se remplir de joie, stimuler la concentration… à chaque atelier, un thème qu’ils explorent également grâce à l’apprentissage de la danse, avec la chorégraphe Julie Nadaud. À travers ces activités, les enfants vont ainsi créer un spectacle qu’ils présenteront le 3 juin devant leurs parents, les enseignants, et même les élus de la Ville de Marseille. « J’y serai bien sûr », assure Pierre Huguet, en charge de l’Éducation, des cantines scolaires et des cités éducatives.
« Dépasser les fractures qui existent dans notre ville »
Pour l’adjoint au maire, « ce projet fait sens. Marseille est riche de par la diversité des cultures qu’elle accueille. C’est une ville unique qui abrite mille mondes où il est nécessaire par définition de faire du lien et de le faire dès le plus jeune âge. Ce jumelage d’écoles est intéressant parce qu’il fait se rencontrer des enfants de quartiers différents, en prenant en compte cette question de la mixité sociale, qui n’existe pas forcément dans nos établissements. L’intérêt du Grand Bain est de dépasser les fractures qui existent dans notre ville et c’est aussi le sens de la politique menée par l’équipe municipale, en investissant massivement dans les écoles publiques pour garantir l’égalité et des possibilités pour tous les petits Marseillais(es) ».
La Ville a accompagné le projet pilote, lui permettant de s’étendre à une dizaine de classes cette année, grâce à une subvention octroyée par la Caisse des écoles à CitizenCorps, mais aussi en mettant à disposition des lieux pour accueillir les ateliers. L’association ambitionne de déployer le projet dans les 470 écoles de Marseille. « C’est une autre dimension, ajoute l’élu. On sort d’un projet pour entrer dans le cadre d’un programme et la conception devient différente ».
Il prône avant tout une « évaluation pour voir comment et dans quelles conditions on continue, quels sont les ajustements à faire et dans quelle mesure on peut renforcer cette initiative. Il ne faut pas oublier que, pour l’instant, les enseignants participants sont volontaires, il y a aussi la liberté pédagogique à prendre en compte », assure Pierre Huguet. Si ça change de dimension, il faut mettre tous les acteurs autour de la table (Éducation nationale, État, Ville…) ».
Faire de l’égalité des chances, une réalité
Pour financer son projet, CitizenCorps s’est mis en quête de partenaires privés, des fondations… prêts à mouiller le maillot. Elle compte également sur le soutien d’autres collectivités territoriales, même si les écoles n’entrent pas dans leur champ de compétences. « Faire venir les écoles des quartiers Nord sur une journée, ça reste très compliqué. Il reste encore des freins à débloquer, car il ne s’agit pas de passer seulement une heure ensemble », ajoute Fanny Diadema. Alors qu’il n’est qu’au stade expérimental, Le Grand Bain fait déjà des émules dans d’autres villes de France.
Céline Calvez, députée (Renaissance) de la cinquième circonscription des Hauts-de-Seine, est intéressée pour pousser le même dispositif à Clichy. « C’est encore en construction, mais on aimerait que Le Grand Bain devienne un dispositif pleinement intégré dans les programmes de l’Éducation nationale », assurent les porteurs de projet. Ils espèrent ne pas ramer pour faire remonter cette ambition jusqu’au plus niveau de l’État.
Le ministre de l’Éducation nationale « en a entendu parler », nous souffle-t-on. Pap Ndiaye a fait de la mixité sociale l’un des dossiers forts de son mandat. Plus encore après la récente publication des indices de position sociale des établissements scolaires (collèges et lycées), qui ont démontré les ruptures d’égalité entre territoires. Le Grand Bain pourrait-il devenir précurseur d’une nouvelle politique éducative faisant de l’égalité des chances une réalité ? Une chose est sûre, dans la cité phocéenne, terreau fertile pour expérimenter des projets d’innovation sociale, qui mieux que des enfants ont le pouvoir d’imaginer Marseille en grand !